Prier et gésir à Versailles. Les moulages de priants et de gisants dans les Galeries historiques de Louis-Philippe
- mikaelamonteiro11
- Apr 6, 2024
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« Le moyen-âge est couché dans de longues galeries voutées […] – Je n’aurais jamais soupçonné de semblables cloîtres dans le palais de Versailles ; on se croirait à Saint-Denis ; l’impression est complète : moiteur suintante, jour mystérieux, écho craintif, chevaliers couchés en longs, les mains jointes, un lion sous les pieds ; un vrai cloître gothique, moins l’ogive. » (1) C’est ainsi que Théophile Gautier évoque l’atmosphère des galeries de pierre du Musée historique de Louis-Philippe à son ouverture en 1837. Imaginées comme des espaces de déambulation et de passage au sein du parcours muséographique dédié « à toutes les gloires de la France », ces galeries sont peuplées d’une myriade de sculptures aux typologies diverses : statues en pied, bustes mais aussi gisants et priants.
Par Juliette Maridet, diplômée de l’École du Louvre (Paris) et de l’Institut für Europäische Kunstgeschichte (Heidelberg)

Fidèlement copiés à partir des tombeaux peuplant les églises de France, les gisants et priants qui ornent les Galeries historiques du château de Versailles sont moulés entre 1834 et 1848 dans l’atelier de moulage du Louvre. Ils tiennent une place à part au sein des collections Louis-Philippe, en raison de leur nature funéraire. Cénotaphes factices, ils sont réunis là pour leur fonction commémorative et constituent un formidable panorama de l’histoire de la sculpture du xe au xixe siècle (2).
Sélectionner des tombeaux dignes d’être moulés
Lorsque Louis-Philippe décrète la création du musée en 1833, les musées royaux, sous l’égide du comte Auguste de Forbin, puis d’Alphonse de Cailleux à partir de 1841, se lancent dans une recherche des effigies les plus notables de l’histoire nationale : Gaston Brière – conservateur au château entre 1932 et 1938 – fait état d’une véritable « enquête entreprise par toute la France » (3). Les membres de la famille royale sont naturellement visés, ainsi que les portraits des souverains étrangers. Des représentants de prestigieuses lignées françaises sont également recherchés, afin de réconcilier tous les partis et de justifier une « monarchie en mal de légitimité » (4). Une fois les personnages sélectionnés, les mouleurs sont donc envoyés auprès de leurs monuments funéraires, ces derniers offrant des portraits facilement accessibles, tandis que les autorités locales, des préfets jusqu’aux curés des églises, sont mises à contribution. Parmi eux, certains concourent même à cette sélection : à Souvigny, par exemple, on décide tout d’abord de mouler les gisants de Charles Ier de Bourbon et d’Agnès de Bourgogne. Le curé Chambon, mis au fait de cette entreprise, écrit à Cailleux afin de vanter les mérites d’autres tombeaux présents dans son église : « Ne conviendrait-il pas, puisque Mr. Jacquet et les ouvriers sont, en ce moment, sur les lieux, de faire exécuter celui de trois autres statues qui se trouvent dans l’église de Souvigny ? » (5) Les trois gisants en question sont ceux de Béatrix de Bourbon, de Louis II de Bourbon et d’Anne d’Auvergne, et Cailleux, convaincu par l’idée du curé, les fait en effet mouler. Ainsi le corpus iconographique d’origine se trouve-t-il modulé et enrichi au fil des opportunités.
Outre la personne qu’il représente, le cénotaphe est apprécié en tant qu’œuvre d’art destinée à être copiée pour prendre place dans le musée. Le curé Chambon précise à l’attention de Cailleux : « Son moulage n’offrirait-il pas de l’intérêt au double point de vue de l’histoire et de l’art ? » (6) Le but de l’entreprise s’avère donc multiple : constituer une galerie de personnages historiques à présenter au visiteur, mais s’assurer également de la qualité artistique des effigies choisies pour figurer au sein d’un musée sous patronage royal. L’iconographie, le caractère artistique ainsi que l’état de conservation sont donc autant de critères de sélection qui encadrent strictement les opérations.
Les aspects logistiques et techniques de la campagne de moulage
C’est à François-Henri Jacquet, mouleur du Musée royal depuis 1818, que revient la direction de la plupart des campagnes d’estampage ou de « prise d’empreintes » qui permettent ensuite de former les moules. Des lettres officielles parviennent sur place en amont, exigeant un accès facilité aux tombeaux. Ces entreprises inquiètent parfois les responsables locaux, et malgré leur obligation à s’incliner face aux volontés de l’administration royale, certains appréhendent l’opération. Le préfet de Saône-et-Loire, Jean-Juste Delmas, s’alarme par exemple du moulage des statues de Pierre Jeannin et d’Anne Guéniot : « Il est à désirer que cette opération se fasse dans les premiers jours d’octobre au plus tard ; si elle avait lieu pendant les temps froids, il serait à craindre que l’humidité du plâtre ne fit subir au marbre quelque détérioration et n’en altérât la blancheur. Vous voudrez bien recommander au mouleur d’apporter le plus grand soin dans son travail. » (7)
Averties par les gardiens des lieux, les équipes de Jacquet essaiment sur le territoire français. Une cartographie permet de visualiser l’ampleur de l’entreprise et l’étendue géographique de ces expéditions : si les mouleurs du Louvre travaillent sur toute la moitié nord du territoire – parvenant même jusqu’à Londres, Bruges, La Valette et Grenade –, ils n’ont visiblement pas le temps de se rendre, avant la chute de la monarchie de Juillet en 1848, plus au sud que Bourg-en-Bresse.
Les moules, ensuite rapatriés aux ateliers du Louvre, permettent de réaliser en quelques mois une copie en plâtre du tombeau. La figure obtenue, plus légère, peut ainsi être aisément acheminée à Versailles et offre une alternative efficace au monument de marbre – matériau tout de même représenté dans les Galeries historiques à hauteur de cinquante-six tombeaux orignaux. Cent vingt copies de priants et de gisants sont ainsi réalisées en plâtre pour les galeries de pierre, tout d’abord entre 1834 et 1837, puis entre 1843 et 1848 – la coupure s’expliquant probablement par le fonctionnement autonome du musée pendant les premières années de son ouverture au public. Disposés pour leur grande majorité dans les quatre galeries de pierre du château, les moulages sont répartis en fonction d’une logique muséographique qui devait mener le visiteur au point d’orgue du parcours : la galerie des Batailles.
Les créations de personnages
Parmi les moulages de tombeaux, Brière mentionne la « constitution de faux, […] à l’aide de morceaux altérés et truqués » (8). Les équipes de Jacquet avaient en effet parfois recours à des modifications, voire des inventions. Au sujet du priant de plâtre du cardinal de Fleury, placé dans la galerie du premier étage de l’aile du Midi, Brière découvre que son corps est en réalité une copie du priant du cardinal Dubois, réalisé en 1725 par Guillaume Ier Coustou et conservé dans l’église Saint-Roch, tandis que la tête est une création de François-Henri Jacquet. Ainsi, ce dernier est chargé de concevoir ex nihilo des parties aussi primordiales que le visage même de l’effigie. Il donne alors naissance à « une sorte de monstre, un composé hybride » (9) qui répond à la visée iconographique du musée. Ce dernier se veut comme un livre d’histoire à parcourir, mais l’exactitude – et le concept d’authenticité de l’œuvre d’art – ne guident pas nécessairement les opérations.
Des cénotaphes au service du propos muséal
Cette flexibilité est alors parfois mal comprise par le public. Elle peut se traduire, indépendamment de la portée iconographique de ces représentations, par une volonté d’ordre muséographique. À la différence du musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir, les tombeaux des galeries versaillaises ne sont ni contextualisés ni périodisés. Comme à Saint-Denis, où les monuments royaux sont transférés dès 1816 lorsque le musée de Lenoir doit fermer, ils s’alignent avec régularité, dépourvus de leurs enfeus, pleurants ou bas-reliefs d’origine. L’observation des différentes vues des galeries de pierre dans leur état Louis-Philippe permet en effet d’y percevoir une profonde harmonie visuelle : les figures funéraires – en prière d’un côté de la galerie ou endormies de l’autre – alternent régulièrement avec les statues et bustes restants, créant une symétrie et un équilibre qui se fondent avec majesté dans les corridors monumentaux d’Hardouin-Mansart. Les différentes époques desquelles sont issues ces figures, tout comme leur fonction funéraire, sont gommées au profit d’un strict ordonnancement et seuls les costumes des personnages constituent un aperçu des siècles passés. S’opposant ainsi à l’ambiance historiciste du décor néogothique des salles des Croisades, l’atmosphère minérale des galeries de pierre, voûtées selon l’art de la stéréotomie et pavées d’un dallage de marbre noir et blanc, s’accorde à la portée spirituelle et intemporelle des hommes et femmes priant ou gisant dans l’éternité. L’unité de tons, du blanc des plâtres au beige des socles et des voûtes, offre une trêve visuelle au visiteur et rompt avec la surcharge décorative mise en œuvre dans le reste du musée.
Selon Théophile Gautier, « aller d’un bout à l’autre de la galerie est un voyage véritable » (10), voyage que l’on entreprenait alors avec un guide à la main – le plus notable étant sans doute celui édité en 1839 chez Vinchon. Ce guide permettait d’associer à chaque œuvre une courte notice détaillant les hauts faits de chacun des personnages représentés, facilitant ainsi l’apprentissage du citoyen visiteur.
Une réception contrastée
À leur ouverture le 12 juin 1837, quelque mille cinq cents invités se pressent dans les Galeries historiques de Louis-Philippe. Malgré un véritable succès populaire, les intellectuels sont partagés. Occupant à deux reprises les colonnes de La Presse, Gautier ne tarit pas d’éloges : il approuve la muséification qu’entreprend Louis-Philippe à Versailles qui, si elle s’oppose au bouillonnement débordant du Versailles de Louis XIV, contribue également à sa sauvegarde : « Versailles est mort, et tout le parti qu’on peut en tirer, c’est d’en faire une momie historiquement curieuse et vénérable. C’est ce que le roi Louis-Philippe, avec cet admirable bon sens qui est presque du génie, a compris parfaitement ; il a très bien senti que le seul moyen de repeupler Versailles, qui devient chaque jour plus désert, [était] […] tout simplement d’y apporter des tableaux, et d’ajouter encore des populations de statues […]. Le roi a donc logé dans cette ville morte toutes les gloires mortes, toutes les royautés mortes. » (11)
Dans L’Artiste, un chroniqueur anonyme émet pour sa part de nombreuses réserves quant à la pertinence de la muséographie mise en œuvre : « Le système suivant lequel [les monuments] y ont été classés, leur enlève aux yeux du public une grande partie de leur intérêt. […] Nous demanderons si cet arrangement symétrique remplit le but que l’on se proposait, si c’est ainsi que l’on devait comprendre un musée historique ? Cette classification, tout arbitraire, manque évidemment de portée. » (12)
Il dénonce le fait qu’« on a voulu parler aux yeux bien plus qu’à l’intelligence du public » (13). Louis-Philippe n’a-t-il constitué que des allées de sculptures décoratives et harmonieuses, négligeant ainsi la rigueur scientifique ? Tandis que Gautier loue l’aspect « déjà si complet » (14) du parcours muséal, l’auteur anonyme déplore son caractère lacunaire.
Le démantèlement progressif d’une collection
La chute de la monarchie de Juillet met un terme brutal à l’entreprise muséale initiée par Louis-Philippe à Versailles et aux campagnes de moulages des tombeaux. Le musée versaillais est délaissé. Dès les années 1880, à l’occasion d’échanges entre le musée du Louvre, qui convoite les tombeaux de marbre, et le musée de Versailles, voué à l’histoire de France et à l’iconographie, le corpus se réduit une première fois. En 1953, la majorité des moulages funéraires réalisés sous Louis-Philippe sont transportés dans la crypte du château de Pierrefonds, afin de dégager l’accès à l’Opéra royal. Ce « transfert massif » (15) est également lié à une évolution du goût, le plâtre subissant une défaveur notable au xxe siècle. Malgré des préoccupations liées à leur état de conservation émises dès 1955 et d’importantes dégradations dues à l’action combinée de l’humidité et de l’obscurité du lieu, les moulages restent en dépôt à Pierrefonds où ils sont présentés depuis 2006 au sein d’une scénographie, dite du « Bal des Gisants », impliquant des jeux de sons et lumières. À Versailles, un seul moulage, sur un ensemble de cent vingt tombeaux de plâtre, a conservé son emplacement d’origine : celui d’Henri II de Bourbon. Le reste est conservé dans les réserves versaillaises. Quant aux surmoulages, ce sont pour certains les seuls vestiges de ce qu’étaient les tombeaux disposés devant les arcatures des fenêtres sous Louis-Philippe.
Parce qu’ils se situent à la croisée de l’intérêt croissant pour la commémoration des grands hommes de France en germe depuis la seconde moitié du xviiie siècle et de la recherche d’un nouvel esthétisme muséographique sous Louis-Philippe, les moulages de gisants et de priants doivent aujourd’hui, par la volonté de la conservation des Sculptures du château, retrouver leur disposition d’origine dans certains espaces du musée. Cette entreprise vise à rendre toujours plus intelligible la richesse de l’enchevêtrement des époques qui imprègne les murs du château de Versailles.
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