Madame Guyon et son réseau à la cour
- mikaelamonteiro11
- Apr 6, 2024
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Dans le contexte qui suit la Révocation de l’édit de Nantes, le quiétisme propagé à la cour de France apparaît comme une parenthèse plutôt insignifiante tant qu’elle ne concerne que quelques adeptes, même si l’on compte parmi eux les plus grands noms de la noblesse. L’emballement vient dès lors que Mme de Maintenon, l’épouse secrète de Louis XIV, s’y intéresse et souffle le chaud et le froid sur cette pratique religieuse. Elle est sans doute la clef de la chute de Mme Guyon.
Par Mathieu da Vinha, directeur scientifique du Centre de recherche du château de Versailles

La réussite des cabales à la cour tient à leurs réseaux, mais surtout à la position et à l’influence de leur chef auprès du roi. Si l’on s’en tient à une caricature simpliste mais efficace proposée dans sa lettre du 23 décembre 1710 par Madame Palatine, la cour se divisait alors en trois cabales principales, correspondant aux trois générations de la dynastie royale : celle de Mme de Maintenon – et donc celle du roi – aussi appelée la « cabale des seigneurs », celle de Mlle Choin (l’épouse secrète du dauphin) aussi appelée « cabale de Meudon », et enfin celle du duc de Bourgogne, appelée celle des dévots ou, plus tard, des ministres.
Ces trois entités préexistaient déjà lors de l’arrivée de Mme Guyon, même si seules la première et la troisième semblaient concernées par le quiétisme. L’histoire de Mme Guyon à la cour de Versailles apparaît comme une comédie dramatique – ou une tragédie selon où l'on se place – en trois actes : l’arrivée heureuse et le charme de la nouveauté, puis la chute de Mme Guyon, et enfin la querelle Fénelon/Bossuet entraînant la persécution des amis du premier.
Les protagonistes principaux : le « petit troupeau »
Pour qualifier les adeptes du quiétisme et de Mme Guyon, le duc de Saint-Simon évoque dans ses écrits la formule de « petit troupeau », preuve que ce mouvement a eu une certaine importance. La première mention du nom de Mme Guyon chez ses contemporains mémorialistes est cependant assez tardive et ne se fait que dès lors que sa doctrine commence à être critiquée, prouvant le peu d’intérêt que portait jusqu’alors la cour à ce mouvement inspiré par Molinos. Pourtant, Jeanne-Marie Bouvier de La Motte entretenait déjà des relations avec d’importants personnages de la cour, parmi lesquels la duchesse de Béthune-Charost tient une place essentielle. Cette dernière, fille du surintendant général des finances déchu Nicolas Fouquet et de sa première épouse, trouva refuge à Montargis avec sa grand-mère paternelle, Marie de Maupeou, et sa belle-mère, Marie Madeleine de Castille, chez Claude Bouvier de La Motte, père de Mme Guyon, après que Louis XIV eut accepté que la famille Fouquet pût se rapprocher de Paris.
Jeanne-Marie et Marie Fouquet, duchesse de Béthune-Charost par son mariage avec Louis Armand de Béthune Charost, se comprirent tout de suite et une profonde amitié naquit entre elles qui ne se démentit jamais. Comme l’écrit l’historien Daniel Dessert, « la dévotion commune des Fouquet et de Mme Guyon pour l’idéal salésien et la Visitation-Sainte-Marie a noué des liens profonds entre les deux familles. L’évolution spirituelle de Mme Guyon a suscité chez la duchesse de Charost, âme d’une grande élévation et d’une profonde piété, des échos, et les deux femmes se témoignent une amitié inaltérable ». Cette amitié a été entretenue par une correspondance durant les errances, à partir de 1681, de Mme Guyon, notamment en Savoie française et italienne) où elle a rencontré les quiétistes ultramontains, ou encore à Grenoble. C’est durant cette période qu’elle écrivit ses ouvrages et formalisa sa pensée, mais aussi qu’elle s’attira les premières calomnies.
Revenue à Paris en juillet 1686, Mme Guyon renoua avec ses anciennes amitiés et répandit, selon son biographe Louis Guerrier, « ses idées et ses aspirations mystiques, mais sans sortir du cercle étroit de l’intimité. Quelquefois ceux qu’elle appelait ses enfants se rendaient séparément auprès d’elle, à la campagne, chez la duchesse de Charost ». Et les calomnies de revenir sur son compte au sujet des relations douteuses, voire scabreuses, qu’elle entretenait avec le père La Combe. Son propre demi-frère, le père de La Motte, s’estimant lésé au moment où Mme Guyon se sépara de ses biens et jaloux des qualités d’orateur du père La Combe, n’était pas étranger à la propagation de ces rumeurs. La condamnation par Rome en 1687 de Molinos, dont La Combe était un proche, entraîna la captivité de ce dernier à la Bastille à la fin de l’année, puis l’exil du Barnabite à Oléron et enfin au château de Lourdes. Le père de La Motte conseilla alors à sa demi-sœur, Mme Guyon, restée fidèle à ses idées, de fuir, laquelle refusa tout net. Accusée d’hérésie et de corrompre les personnes par les assemblées qu’elle organisait, Louis XIV donna l’ordre le 29 janvier 1688 de la faire enfermer chez les Visitandines de la rue Saint-Antoine, sans aucun contact avec l’extérieur et en lui enlevant sa fille Jeanne-Marie, âgée de onze ans à peine. À partir du 15 avril, elle fut toutefois autorisée à se promener dans le cloître et à parler aux religieuses qui, d’abord totalement prévenues contre elle, furent finalement sous le charme et parlèrent à qui voulait l’entendre de sa sainteté…
L’archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, ne l’entendit pas de cette oreille et fit tout pour continuer la persécution, allant jusqu’à fabriquer une lettre dans laquelle Mme Guyon se repentait de ses torts, ne trouvant rien à opposer de concret à son emprisonnement. Il semble, d’après l’abbé Phélippeaux, que le prélat proposa à la captive sa libération contre le mariage de sa fille avec son neveu le marquis de Champvallon… La cousine germaine de Mme Guyon, Mme de La Maisonfort, dite la « chanoinesse » de Saint-Cyr, intervint directement auprès de Mme de Maintenon, mais sans succès. Il est vrai que les anciennes rumeurs étaient toujours colportées à la cour et Mme de Maintenon écrivait ainsi à Mme de Brinon le 23 février 1688 : « Me Guion, à ce qu’il prétend, a couru les champs, et passé les monts, pour suivre son confesseur, qui est savoyard, et elle distribuoit ses livres, où l’on prétend qu’il y a des erreurs ; sa fille est dans le couvent de Ste Marie de la rue St. Jacques. »
C’est finalement à Mme de Miramion, connue pour sa plus grande vertu et bienfaitrice des Visitandines, que Mme Guyon dut sa liberté. Cette première s’entretint avec l’épouse morganatique, laquelle rapporta à nouveau la conversation à son royal époux, voyant par-là un moyen de desservir Harlay de Champvallon qu’elle n’aimait guère. Face à ces différents témoignages, d’un côté ceux de Mme de La Maisonfort et de Mme de Miramion, et de l’autre ceux de l’archevêque de Paris et du père de La Motte, Louis XIV suivit l’avis de son épouse et donna un ordre le 24 août 1688 pour libérer la captive qui recouvra sa liberté le 13 septembre suivant. Après avoir remercié l’archevêque et Mme de Miramion, Mme Guyon écrivit le 10 octobre suivant une lettre à Mme de Maintenon : « Après avoir remercié la Divine Providence de ce qu’elle m’a délivrée de la prison où me tenaient mes ennemis, il est bien juste que je vous rende grâces à vous, Madame, dont Dieu s’est servi pour me tirer, comme par miracle, des mains des grands de la terre. » Après des formules convenues, elle prêcha pour la libération du père La Combe pour lequel Mme de Maintenon n’intervint cependant pas.
La rencontre capitale qui suivit la libération de Mme Guyon fut celle avec Fénelon. Elle rapportait ainsi dans le Fragment inédit d’autobiographie par Mme Guyon : « Quelques jours après ma sortie je fus à B[eynes] chez M[adame] de C[harost], où il me fut parlé de M. L. Un soir, je fus tout à coup occupée de lui avec une extrême force et douceur. Il me sembla que Notre-seigneur me l’unissait très intiment, et plus que nul autre. » Le « M. L. » en question représentait Fénelon dans les lettres de Mme Guyon, sans doute mis pour "M"onsieur de "L"a Mothe-Fénelon selon Maurice Masson. Formé au collège du Plessis, Fénelon embrassa rapidement les idées du Saint-Sacrement où il se lia avec Louis Antoine de Noailles, futur cardinal. Proche de Saint-Sulpice grâce à son oncle le marquis Antoine de Fénelon, il avait très tôt rencontré les ducs de Charost, de Beauvillier, de Chevreuse ou encore Colbert, lesquels avaient pour directeur de conscience Tronson, curé de Saint-Sulpice et grand acteur du parti dévot. C’est donc tout naturellement que Fénelon, sa notoriété grandissant, se rapprocha des Colbert et de leur parentèle autour des années 1680. Cette proximité avec le grand ministre de Louis XIV, mais aussi avec ses enfants, lui permit de gravir tous les honneurs et il devint également le directeur spirituel du duc de Beauvillier.
Le clan que Fénelon intègre était très soudé et occupait des postes de premiers plans. Jean-Baptiste Colbert, l’un des secrétaires d’État de Louis XIV et l’un de ses principaux ministres, avait marié trois de ses filles à trois ducs, tous trois officiers commensaux ou proches de la monarchie : Jeanne-Marie épousait en 1667 Charles Honoré Albert de Luynes, futur duc de Chevreuse et capitaine-lieutenant des chevau-légers de la Garde du roi qui deviendra conseiller occulte de Louis XIV sans jamais accepter de poste officiel, Henriette Louise épousait en 1671 Paul, futur duc de Beauvillier, tandis que la dernière, Marie-Anne, épousait en 1679 Louis de Rochechouart, duc de Mortemart. Ces deux derniers étaient promis à un brillant avenir puisque le duc de Beauvillier devint chef du conseil royal des Finances en 1685 avant de récupérer à la mort de son père, le duc de Saint-Aignan, en 1687, la charge de premier gentilhomme de la Chambre du roi, l’une des plus proches au service du monarque, et obtenait en 1689 la charge de gouverneur des Enfants de France. Quant au duc de Mortemart, Saint-Simon nous rappelle qu’il « était l’homme de son temps de la plus grande espérance, et, pour son âge, de la plus grande réputation ». Il mourut toutefois de la phtisie en avril 1688, veillé jusqu’au bout par Fénelon, et était par ailleurs survivancier de la charge de général des Galères que possédait son père le duc de Vivonne, frère de Mme de Montespan, l’altière favorite de Louis XIV.
Les conseils que prodiguait depuis longtemps Fénelon à ses amis pour l’éducation de leurs enfants (1) jouèrent en sa faveur et lui ouvrirent sa nomination comme précepteur du duc de Bourgogne le 16 août 1689 : il entrait de plain-pied à la cour de Versailles et la connexion de Mme Guyon avec le clan Colbert se fit naturellement via Fénelon. Par ailleurs, quelques jours plus tard, le marquis de Dangeau rapportait dans son Journal, à la date du 29 août : « M. le marquis de Vaux, fils de feu M. Fouquet, épousa ici [Versailles], il y a trois jours, mademoiselle Guyon fille très riche, qui n’a qu’un frère qui vient d’avoir le bras cassé à Valcour. » La boucle était bouclée et Mme Guyon était désormais liée familialement avec les Fouquet et Béthune-Charost, lien qui sera encore renforcé quand sa fille devenue veuve épousera en secondes noces Maximilien Henri de Béthune, duc de Sully.
Avec la parenthèse du quiétisme, nous sommes dans un réseau qui implose et qui contredit pratiquement toute la théorie des réseaux. Les alliances amicales et indéfectibles, soudées par le réseau dévot, vont totalement à l’encontre des réseaux familiaux : la duchesse de Charost (née Fouquet) est la grande amie des duchesses de Chevreuse, de Beauvillier et de Mortemart (toutes trois nées Colbert), alors que le père de la première est tombé en disgrâce par l’acharnement du père des trois autres…
Le cadre : l’aile du Nord du château de Versailles
Nous venons de rencontrer les acteurs principaux de la comédie : Mme Guyon bien sûr, les Béthune-Charost, l’abbé Fénelon, les ducs de Beauvillier, de Chevreuse et de Mortemart ainsi que leurs épouses pour le « petit troupeau », mais aussi l’ombre des futurs opposants, telle la marquise de Maintenon ou encore le futur cardinal de Noailles. Tout ce petit monde se côtoyait à Versailles, au château, véritable ville dans la ville. À l’exception de la famille royale, seules les personnes qui avaient une charge auprès de l’un de ses membres étaient logées à la cour, ce qui était le cas de tous nos protagonistes, à l’exception de notre actrice principale, laquelle put toutefois venir régulièrement à la cour et être accueillie par ses adeptes. La stratégie de la plupart des courtisans était non seulement d’avoir un logement « au Louvre », c’est-à-dire par extension dans la résidence où logeait le souverain, mais aussi d’être le plus proche du pouvoir. C’est ainsi que l’épouse morganatique de Louis XIV, Mme de Maintenon, occupait depuis sa nomination comme seconde dame d’atours de la dauphine Bavière en décembre 1679, un appartement dans le corps central du château portant le numéro CC34, situé au débouché de l’escalier de la Reine et à proximité de l’appartement du Roi. Elle conserva ce logement jusqu’à la mort du monarque en 1715 et son départ de Versailles.
Telle n’était pas la préoccupation du « petit troupeau ». Celui-ci n’avait en tête que d’être, comme le résume bien son nom, rassemblé. Il y eut un avant et un après 1689, date des nominations de Beauvillier et de Fénelon, respectivement comme gouverneur et précepteur du duc de Bourgogne. Avant cette date, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse occupaient des appartements contigus à l’attique de l’aile des Princes (ou du Midi) donnant sur les jardins et portant les numéros AP96 et AP97. Ils possédaient un accès quasi privatif et de nombreuses communications existaient entre les deux logements. Tout fut cependant bouleversé après août 1689. En effet, pour répondre à sa nouvelle charge de gouverneur, le duc de Beauvillier dut abandonner l’aile du Midi pour l’aile du Nord qui venait d’être achevée, comme l’annonçait le marquis de Sourches dans ses Mémoires le 3 septembre 1689 : « Le Roi remit Monseigneur, duc de Bourgogne, entre les mains de M. le duc de Beauvilliers ; il lui donna un appartement dans l’aile neuve du château, qui est celle de la main gauche, et le petit prince commença dès ce soir-là à recevoir d’assez bonne grâce les instructions de M. l’abbé de Fénelon. » Ce nouveau logement se trouvait au premier étage sur le parterre à l’extrémité de l’aile du Nord dans le pavillon final. Ce déménagement brisait la belle harmonie qu’avaient réussi à se créer Beauvillier et Chevreuse, dont Saint-Simon disait que « tous deux n’étaient qu’un même cœur et un même esprit ». Chevreuse mit à peine deux mois pour échanger son appartement avec l’archevêque de Reims et se rapprocher ainsi de son beau-frère, comme le note Dangeau à la date du 20 novembre 1689 : « M. l’archevêque de Reims a troqué son appartement dans l’aile nouvelle, pour se rapprocher de M. de Louvois, contre M. et madame de Chevreuse, qui ont été bien aises de se rapprocher de M. de Beauvilliers. » Il s’agissait de l’appartement AN54, à l’attique sur le parterre du Nord. Composé de douze pièces, il faisait environ 250 m2. Toutefois, cet échange avait pu se faire uniquement parce que Charles Maurice Le Tellier, qui avait cédé son appartement à l’aile du Nord, pouvait à son tour se rapprocher de son frère, le marquis de Louvois, qui logeait dans le pavillon de la Surintendance.
Mais la stratégie familiale ne s’arrêtait pas là. La duchesse de Montmorency, fille de Chevreuse, avait récupéré entre-temps le logement de Beauvillier à l’aile des Princes. Voulant se rapprocher de ses parents dans l’aile du Nord, elle parvint à échanger cet appartement avec la marquise de Châtillon qui possédait justement l’appartement qui se trouvait juste en face de celui des Chevreuse ! Mme de Châtillon était quant à elle ravie puisqu’elle se trouvait juste au-dessus de l’appartement de Madame dont elle était dame d’atours. Et Dangeau de conclure : « Ils sont tous contents de leurs nouveaux logements. » Toutefois, les regroupements – dès lors que les échanges ne satisfaisaient pas les deux parties – ne pouvaient pas toujours avoir lieu. La duchesse de Mortemart, troisième fille Colbert et dont on ne connaît pas précisément l’emplacement de l’appartement durant cette période, échoua lors d’une première tentative pour rejoindre ses sœurs. C’est finalement avec la duchesse de Roquelaure qu’elle put s’entendre en 1696, mais dans un appartement bien plus petit. Quant à Fénelon, il dut rejoindre probablement, lors de sa nomination comme précepteur du duc de Bourgogne, l’appartement AN49, au premier étage du gros pavillon de l’aile du Nord sur la rue des Réservoirs et non loin de celui du duc de Beauvillier.
Au-delà du rapprochement familial, cette niche de l’aile du Nord accueillait tout le « petit troupeau » qui s’adonnait à la doctrine mystique autour de Mme Guyon et de Fénelon, devenu précepteur du duc de Bourgogne. Se tissait ainsi dans ce « quartier » de l’aile du Nord une vie totalement indépendante de celle de la vie de cour réglée autour de la personne royale, et faite de pronostics où s’échafaudaient plusieurs projets de gouvernement en vue de la succession future. Ces appartements isolés permettaient les rencontres discrètes avec la veuve Guyon. En effet, rappelle le curé de Versailles Hébert, « on ne peut cacher aux yeux du public ce qui se passe à la cour. On voyait que Mme Guyon y venait fréquemment, qu’elle affectait principalement de venir à Versailles dans le temps que le Roi était à Marly, afin d’avoir plus de liberté de voir ces personnes dont j’ai parlé ». Outre les visites ponctuelles qu’elle y faisait, Hébert signale qu’elle logeait dans l’appartement du fils de son amie, le duc de Charost, lui aussi dans l’aile du Nord à l’attique du gros pavillon sur la rue des Réservoirs.
Si l’influence de Fénelon et de Mme Guyon a pu se développer à la cour, c’est que ceux-ci profitèrent dans les premiers temps de la bienfaisance de Mme de Maintenon et qu’il existait un réseau de ramification dans la haute noblesse lié au clan « Beauvillier-Chevreuse ». Dans ces différents appartements de l’aile du Nord, l’abbé de Fénelon était comme chez lui. Il écrivait ainsi à Mme de Gramont (née Noailles), le 16 octobre 1691 : « J’ai demandé, Madame, à Madame la duchesse de Beauvillier un territoire propre à notre conférence. Nous aurons le cabinet de M. le duc, duquel nous chasserons tout ce qui se présentera. Si vous voulez vous y rendre demain à sept heures trois quarts, qui est l’heure où je sors de chez M. le duc de Bourgogne, je m’y rendrai de mon côté pour recevoir vos ordres. » À défaut de se voir dans le château lui-même, le petit troupeau pouvait aussi se réunir dans les hôtels de Beauvillier ou de Chevreuse en ville, lesquels étaient contigus et tout proches du château, dans l’actuelle rue de l’Indépendance américaine aux n°12-14. Fénelon – que Saint-Simon jugeait « maître de leur cœur et de leur esprit » – dînait plusieurs fois par semaine chez eux « à l’hôtel de Beauvillier ou de Chevreuse ». Cette familiarité se retrouvait dans toutes les demeures des ducs puisque, s’agissant de Paris cette fois, Fénelon écrivait à sa belle-sœur, la comtesse de Fénelon, le 25 novembre 1695 : « Pour les autres maisons, rien ne m’embarrasse. J’ai un logement à l’hôtel de Beauvilliers, bien meilleur que je ne le voudrois, pour deux ou trois passages à Paris dans toute l’année. »
L’intrigue : la persécution des quiétistes
Ces rencontres dans les logements versaillais, outre l’amitié qui s’était tissée entre les Beauvillier, Chevreuse, Mortemart et Fénelon, donnaient lieu à des réflexions autour du quiétisme. Il ne nous appartient pas ici d’en expliquer la doctrine, ni même sa condamnation, mais simplement de voir comment elle a pu émerger, trouver un écho au sein d’une certaine partie de la cour avant d’être considérée comme contraire à la religion apostolique et romaine. On connaît l’issue de l’intrigue qui vit la chute de Mme Guyon et l’exil de Fénelon. Il nous convient de l’expliquer à la lumière des réseaux versaillais. Tout avait pourtant bien commencé, les protagonistes ecclésiastiques se connaissant depuis de nombreuses années, ayant fréquenté les mêmes lieux : Fénelon et le cardinal de Noailles avaient été condisciples au collège du Plessis à Paris, tandis que Godets des Marais, évêque de Chartes et homme de confiance de Mme de Maintenon, avait lui aussi suivi l’enseignement de Saint-Sulpice. Et que dire de la duchesse de Béthune-Charost qui fréquentait Bertaut (directeur de Mme Guyon au début des années 1670) à Montmartre avec la duchesse de Noailles ?
Mme de Maintenon évoque Mme Guyon pour la première fois dans sa correspondance le 23 février 1688, rappelant ce qu’on disait d’elle et de ses aventures ultramontaines avec La Combe. Après avoir œuvré à la libération de Mme Guyon en 1688, l’épouse secrète de Louis XIV se laissa rapidement charmer par elle et lui ouvrit les portes de Saint-Cyr, voyant par-là un moyen de s’opposer à l’archevêque de Paris qui l’avait fait arrêter et qu’elle détestait. La parenté avec Mme de La Maisonfort, dite la chanoinesse et novice à Saint-Cyr, contribua sans doute aussi beaucoup à cet engouement. Bien disposée à l’égard de celle-ci, la marquise ne mit pas longtemps à entendre les louanges que chantait Mme de La Maisonfort à l’égard de sa cousine et Mme de Maintenon invita bientôt Mme Guyon à Saint-Cyr pour venir parler devant les demoiselles. C’est probablement dans le même temps que Mme de Maintenon rencontra Fénelon, alors qu’elle s’inquiétait de l’éducation qui était prodiguée aux jeunes filles de Saint-Cyr par Mme de Brinon. Cette bonne opinion se renforça chez ses amis Beauvillier et Chevreuse, où elle dînait une à deux fois par semaine selon Saint-Simon.
La méfiance et la prise de distance de Mme de Maintenon à l’égard de Mme Guyon dès 1691 fut néanmoins très préjudiciable au réseau du parti dévot à la cour. L’épouse du roi écrivait ainsi à Mme de La Maisonfort le 6 février : « Quant à Mme Guion, il nous faut contenter de la garder pour nous ; il ne luy convient pas, non plus qu’à moy, qu’elle dirige nos Dames, ce seroit luy attirer une nouvelle persécution ; elle a été suspecte, c’en est assés pour qu’on ne la laisse jamais en repos. » Il faut dire que la doctrine quiétiste – propagée par le Moyen court que Mme de Maintenon trouvait initialement inoffensif – devint de plus en plus suspecte aux autorités religieuses et Godet des Marais, directeur spirituel de Saint-Cyr et évêque de Chartres, s’en inquiétait fortement au point de faire espionner « l’enseignement » que dispensait Mme Guyon dans la maison d’éducation.
En l’espace de trois ans, l’éloignement se faisait de plus en plus sentir et il fut totalement consommé en 1694. Sentant l’orage en mai 1693, Fénelon approuvait le fait que Mme Guyon n’allât plus à Saint-Cyr. Le fait que Mme de Maintenon abandonnât Mme Guyon, et surtout ses idées, fut préjudiciable à l’ensemble du parti dévot : celui-ci devint suspect aux yeux de la cour et devait entraîner la disgrâce de Fénelon avant de mettre en danger le duc de Beauvillier lui-même. Malgré l’éloignement de Mme Guyon en janvier 1694, la longue bataille qui allait opposer Fénelon à Bossuet ne faisait que commencer, le premier ayant entrepris un travail de sape à l’encontre du second dès l’automne 1693.
L’examen des écrits de Mme Guyon (les fameuses conférences d’Issy qui aboutirent à la signature des 34 articles au printemps 1695) est confirmé par Mme de Maintenon à Chevreuse le 21 juin 1694, et la marquise assure encore au duc qu’elle « souhaitte, bien sincèrement, qu’elle ne soye pas dans l’erreur ». Tout se tisse entre le 21 et le 28 juin où les examinateurs sont choisis et où Mme de Maintenon joue un rôle primordial en correspondant avec les différents protagonistes, n’hésitant pas à demander au futur cardinal de Noailles un avis antidaté ! On connaît la fin de l’histoire : Mme Guyon fut interdite de se présenter à la cour avant d’être emprisonnée et Fénelon, sous la pression de Bossuet et du cardinal de Noailles, fut accusé de raviver le quiétisme, condamné par l’Église et eut à quitter son appartement en janvier 1699 ; il abandonna également sa charge de précepteur du duc de Bourgogne. Les ducs de Beauvillier et de Chevreuse n’étaient pas sortis totalement indemnes de cet acharnement puisque Mme de Maintenon, alliée aux Noailles par le mariage en 1698 de sa nièce avec Adrien Maurice, futur duc de Noailles, soutenait maintenant fermement la condamnation des écrits de Mme Guyon et ceux de Fénelon… Elle s’était rangée auprès de Bossuet et de Louis Antoine de Noailles, nouvel archevêque de Paris depuis la mort d’Harlay de Champvallon en 1695. Le marquis de Dangeau, le 2 juin 1698, signalait dans son Journal la purge des affidés du clan Fénelon qui se faisait dans la maison du duc de Bourgogne.
On peut s’interroger sur la motivation de l’archevêque de Paris à avoir sauvé le duc de Beauvillier et ce, en totale contradiction avec son réseau familial, religieux et social… Se rappelait-il qu’ils avaient été tous deux au collège du Plessis à Paris ? Avait-il quelque chose à y gagner ? En effet, l’amitié que Louis XIV conservait à son ami Beauvillier avait-elle besoin d’être confirmée et ce serait donc grâce à Noailles que le monarque aurait évité de la briser ? Noailles serait alors apparu comme un parfait courtisan disant à son roi ce qu’il désirait entendre. Fut-ce à cette occasion qu’il gagna son chapeau de cardinal ? Ou peut-être était-ce simplement un sentiment d’équité et de noble loyauté, une occasion dans laquelle M. de Paris s’était montré purement et simplement juste, sentiment alors peu courant à la cour.
À chacune de ces différentes attaques, les victimes se sont défendues, sans doute pour protéger leur réseau. Ainsi, l’évêque de Cambrai a-t-il rappelé en juin 1694 – au moment de l’examen des écrits de Mme Guyon – qu’il n’avait jamais introduit Mme Guyon quelque part. De même, le duc de Beauvillier témoigna qu’il ne rencontrât Mme Guyon qu’après août 1689 ce qui, par conséquent, aurait empêché toute influence de celle-ci dans le choix du personnel du duc de Bourgogne. Enfin, comme pour endormir toutes les suspicions, le « petit troupeau » fit amende honorable, comme semble le croire le marquis de Dangeau qui rapportait le 7 juillet 1698 : « Avant le conseil du matin, il [le roi] avoit donné audience à l’archevêque de Paris, et ensuite alla voir M. de Chevreuse et M. de Beauvilliers, et ils se sont séparés fort contents les uns des autres, convenant tous des extravagances de madame Guyon, qu’ils n’ont apprises que par le livre de M. de Meaux. » Bien évidemment, il n’en était rien et, à la mort du Grand Dauphin en 1711, les appartements de l’aile du Nord durent encore bien raisonner, pour quelques mois à peine, de projets politiques extrapolés autour du nouvel héritier en la personne du duc de Bourgogne.
1• Il avait notamment rédigé un Traité de l'éducation des filles à destination des nombreuses filles du duc de Beauvillier. Le livre – rédigé au début des années 1680 et non destiné à la publication – ne parut qu’en 1687.
Le quiétisme
« Doctrine mystique inspirée des œuvres de l’Espagnol Molinos, répandue en France à la fin du xviie sicèle, suivant laquelle la perfection chrétienne réside dans la quiétude, c’est-à-dire l’"amour pur" et la contemplation de Dieu, en l’absence de toute activité propre de l'âme » (définition du « quiétisme » dans le dictionnaire Trésor de la Langue Française).
L'affaire vue par Saint-Simon
Le duc de Saint-Simon – qui ne portait pas spécialement le futur cardinal de Noailles dans son cœur – eut pourtant l’occasion de louer grandement l’attitude de l’archevêque de Paris dans le complot de sa propre famille contre Beauvillier, en vue de récupérer ses différentes charges. La situation allait à l’encontre de toutes les logiques de réseaux, qu’ils soient familiaux, sociaux ou religieux, et l’action de M. de Paris semblait résulter d’un jugement parfaitement juste : « Le roi, pressé sans relâche en gros par les évêques, en détail et à découvert par madame de Maintenon, et tiraillé pourtant par un reste d’habitude, d’estime et de confiance pour M. de Beauvilliers, crut devoir confier ses peines à M. de Paris [le futur cardinal de Noailles], en qui alors il avoit une confiance sans réserve sur tout ce qui regardoit conscience, et l’estima assez pour le préférer là-dessus à M. de Meaux et à M. de Chartres [Godet des Marais], quoiqu’il y eût un intérêt personnel par rapport au maréchal de Noailles. Il lui expliqua donc la résolution qu’il avoit enfin prise, malgré sa répugnance, de chasser M. de Beauvilliers, etc., et de donner à M. de Noailles ses places dans le conseil et auprès des princes. Si M. de Paris y eût consenti, à l’heure même l’affaire étoit faite et déclarée ; mais M. de Paris s’y opposa de toutes ses forces. Il représenta au roi la droiture, la candeur, la vertu du duc de Beauvilliers avec toute la force possible, et la sécurité où le roi devoit être à tous égards sur lui, et combien même cette chute pourroit mal sonner par sa réputation, et attirer de blâme jusque dans tout Rome à la cause qui l’auroit opérée, et à ceux qui l’y soutenoient, et il se rabattit à conseiller au roi d’ôter d’auprès des princes des subalternes dont on ne seroit pas si sûr, et dont la disgrâce montreroit dans Rome la partialité et les soins du roi, sans faire un éclat aussi préjudiciable et même aussi scandaleux que d’éloigner le duc de Beauvilliers. Ce fut ce qui le sauva, et le roi en fut fort aise. Quelque soin qu’on eût pris, et même avec succès, de l’aliéner du duc, on n’avoit pu lui en ôter l’estime, et l’habitude fit que, n’ayant que la conscience à combattre, il se sentit soulagé quand M. de Paris, en qui il avoit mis sa confiance sur ce point, le força, aux dépens de la grandeur du maréchal son frère, de conserver M. de Beauvilliers, si suspect à leur égard, pût leur en sauver à pas un la moindre lie ; mais les Noailles furent outrés et le maréchal en fut longtemps fort froid avec son frère, sans trop oser le montrer ; et puis sa femme, qui en sentoit les conséquences, fit tant qu’elle les raccommoda. »
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