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Les pierres d’un mur s’invitent dans l’histoire des jeux d’eau du Dragon et de Neptune

De nos jours, le promeneur désirant se rendre à Trianon par la grille de la Reine longe un mur ombragé et apparemment discret. Cependant, s’il ralentit le pas, intrigué par un léger décalage sur le trottoir du boulevard de la Reine, il remarque son parement différent de celui des murs proches du fait de plusieurs appareillages verticaux en pierres de taille. Ainsi, sur une cinquantaine de mètres, aux angles et de tiers en tiers, ces pierres reproduisent, selon la terminologie ancienne des maîtres maçons au xvie siècle, des « jambes de pierres ». Ces « jambes » pourraient être celles d’un géant qui, en trois enjambées d’un angle à l’autre, accompagnerait ce promeneur, maintenant le lecteur dans un autre temps – celui du xviie siècle – et dans un autre espace – celui du parc de Versailles.


Par Ève Golomer, docteur en neurosciences de la cognition et des arts de l’espace et théoricienne en art des jardins



La dénomination « jambes de pierre » apparaît le 3 mars 1545 dans le minutier central des notaires de Paris (1). Le texte d’un marché indique que Guillaume Marchant I, maître maçon, bourgeois de Paris, promet de réaliser les travaux déclarés au devis et « ériger aux deux grands pans de murs huit jambes de pierre de taille parpaigne ».


Des hommes et des pierres de taille

Guillaume Marchant I avait aussi participé, dans la première moitié du xvie siècle, à la construction d’œuvres architecturales notables comme maître des œuvres de maçonnerie du roi (2). Il avait, en particulier, travaillé sur les plans de Philibert Delorme pour l’édification du château d’Anet entre 1547 et 1555. Le corps de métier de la maîtrise générale en maçonnerie des Bâtiments du roi était constitué de membres qui se transmettaient un savoir-faire de père en fils. Ce lien familial, direct ou acquis par le mariage, nous mène jusqu’aux projets versaillais.


Dans les archives des premiers travaux programmés à Versailles par Louis XIII en 1623 pour la cour des nouveaux bâtiments de son pavillon de chasse, il est noté que c’est aux murs de clôture proches de l’entrée qu’on réserve les matériaux les plus onéreux et solides, avec un détail intéressant : « Sur le mur sera mis un chaperon de pierre de Saint Leu pour éviter la pourriture. »


La pierre de Saint-Leu d’Esserent, issue d’une carrière située dans la vallée de l’Oise, est une pierre calcaire datant du Lutécien. Elle est utilisée pour construire les grands monuments de Paris et d’Île-de-France depuis la fin du xve siècle. Robuste, facile à extraire et à travailler, elle présente de belles qualités esthétiques de couleur jaune dorée.

Le parcours, à travers le temps et l’espace, de la construction du mur objet de cet article est celui de l’histoire d’une partie de la clôture nord-est du jardin de Versailles, dit « petit parc ». Quelle perspective paysagère cache ce mur ?


Chantier architectural et cognition spatiale

Pour parvenir jusqu’à nous, ces pierres de taille, en plus de leur solidité et de leur situation au Nord, à l’abri du soleil ardent et des vents dominants de secteur ouest, ont bénéficié de la constance de valeurs humaines élevées chez les bâtisseurs qui se sont succédé sur plusieurs siècles. Ces valeurs, en particulier le respect du travail des prédécesseurs, étaient partagées par les membres des chantiers de maçonnerie de ce mur. Sur le plan des sciences cognitives, la présence actuelle de ces pierres est l’aboutissement de la mise en œuvre des plus hautes fonctions cognitives chez chacun de ces artisans. Du début à la fin du xviie siècle, les actions des constructeurs de Versailles ont été impulsées par deux rois – Louis XIII puis Louis XIV –, à l’âme d’artistes bâtisseurs. Le pouvoir leur donnait les moyens de réaliser leurs idées créatrices, même si la situation financière du royaume contraignait parfois à différer leur réalisation.


La cognition spatiale permet d’éclairer les différents processus cérébraux impliqués dans la mise en place et le déroulement d’un chantier de maçonnerie. Ces processus interviennent à deux niveaux de complexité, qui ont en commun les échanges entre les membres des équipes par le langage et par des qualités visuo-spatiales. Les tâches à exécuter sont soit plutôt intellectuelles – élaborer un programme avec représentation mentale du but à atteindre, organiser avec stratégie, anticiper une situation et coordonner les étapes du chantier et ses équipes –, soit plutôt techniques, et mettent alors en jeu l’expertise d’une perception fine de l’espace nécessitant un apprentissage, une mémorisation, de l’attention, une habileté d’exécution manuelle (praxies constructives).


À chacun des développements du parc de Versailles, les différents acteurs interviennent au sein d’une équipe hiérarchisée. Le fonctionnement du chantier de Louis XIV a été décrit en détail par Frédéric Tiberghien. Le roi prend la décision, puis le surintendant des Bâtiments planifie les tâches et désigne les principaux intervenants : l’architecte conçoit les plans avec un dessinateur et le maître général en maçonnerie des Bâtiments du roi s’occupe de leur exécution. Ce dernier organise avec des maîtres maçons la répartition des tâches manuelles sur le chantier. Enfin, la dextérité développée par les tailleurs de pierre et les maçons permet la mise en œuvre du mur.


Les premiers murs de clôture sous Louis XIII

En 1623, ayant l’habitude de venir chasser dans les forêts situées au sud de Saint-Germain-en-Laye, Louis XIII avait besoin de faire construire un petit pavillon de chasse. Il avait alors choisi une colline dominant le village de Versailles, et acheté les terres environnantes qui appartenaient à la seigneurie du prieuré de Saint-Julien de Versailles. Son intérêt pour ce lieu retiré grandit au fil du temps et son esprit de bâtisseur le conduisit à l’agrandir, en plusieurs étapes.


Le premier enclos du domaine versaillais de Louis XIII fut construit en 1626. Afin d’acquérir d’autres terres, le roi acheta en 1632 à Jean-François Gondi l’ensemble de son domaine, deuxième seigneurie de ce lieu champêtre.


La première tranche des travaux d’agrandissement du pavillon de chasse commence en 1626 avec les programmations du surintendant des Bâtiments du roi, Henri de Fourcy, successeur de son père Jean de Fourcy. Puis la deuxième étape de la transformation du petit château en demeure royale fut effectuée par l’architecte Philibert le Roy à partir de 1630 jusqu’en 1636. À sa mort en 1638, l’architecte François Sublet de Noyers prit sa suite jusqu’en 1645.

La troisième phase des agrandissements du domaine de Versailles sous Louis XIII eut lieu en 1631 : sept arpents de terre furent acquis sous l’aile nord (équivalent à 2,4 ha). Ils s’ajoutaient aux 7,25 arpents (3 ha) acquis en 1621. Le mur du parc fut alors construit en juillet 1631, avec une muraille de 10 pieds de haut soit 3 m.


À cette époque, le maître général des œuvres de maçonnerie des Bâtiments du roi était René Fleury. Vers 1618, il avait succédé à François Sauvat, gendre de Louis Marchant fils de Guillaume II, lui-même ancien maître général des œuvres de maçonnerie des Bâtiments du roi. Ce dernier avait quant à lui reçu l’enseignement de son père Guillaume Marchant I, expert en maçonnerie qui était intervenu sur le chantier du château d’Anet.


Afin de comprendre à quoi ressemblaient l’enceinte et le domaine du château de Versailles à la fin du règne de Louis XIII en 1643, Jean-Claude Le Guillou a reconstitué une carte topographique et délimité l’ensemble des territoires que le roi avait réuni tout autour de sa nouvelle demeure occasionnelle. On y retrouve la partie nord du mur objet de cet article. À cette période, un premier mur nord-est fut dessiné, longé par le nouveau chemin de Trianon. Ce mur clôturait les terres royales réparties en quatre grands parterres (au total 6 ha, soit 17 arpents). Sous Louis XIV, elles allaient accueillir, avec une extension à leur extrémité nord-est, vingt et un ans plus tard, le bassin du Dragon puis, quatorze ans plus tard, celui de Neptune.

Dans le but d’examiner ce mur dans la même direction des points cardinaux que celle de la vue aérienne présentant le parement extérieur du mur face au nord géographique, les détails de chacune des cartes anciennes qui suivent sont orientés le nord vers le bas.


Les transformations du mur sous Louis XIV

Chaque nouvelle pièce d’eau à Versailles exprime la passion et les émotions positives de Louis XIV pour les jardins et les jeux d’eau. Sous les ordres des surintendants des Bâtiments du roi successifs, Antoine de Ratabon (de 1656 à fin 1663), puis Jean-Baptiste Colbert (du 1er janvier 1664 au 6 septembre 1683), André Le Nôtre (contrôleur général des Bâtiments du roi de 1657 à 1700) intègre avec habileté les pièces d’eau jaillissantes dans le paysage grâce à sa maîtrise de l’architecture des jardins, de l’arpentage et de l’ingénierie hydraulique. Ainsi, la partie nord-est du mur d’enceinte des jardins fut déplacée pour la première fois lors du creusement du bassin du Dragon, au début du règne de Louis XIV.


Les maîtres maçons étaient André Mazière et Antoine Bergeron, gendre de Michel Villedo. Ce dernier, né en 1598, était arrivé très jeune de la province de la Marche (actuelle Creuse), car le surintendant recrutait à l’échelle nationale les meilleurs ouvriers. Ce paysan maçon franchit ensuite toutes les étapes au sein de l’équipe des experts maçons du roi.


Il y a une continuité dans la construction par les architectes : « L’élément important, vu de l’extérieur, était le mur de clôture que Louis Le Vau, architecte du roi, traitait avec soin, mais en reproduisant quasi à l’identique celui qu’il venait de bâtir à l’entrée de Vaux-le-Vicomte pour Fouquet. »


Ce respect des éléments architecturaux en les reproduisant « à l’identique » pourrait s’expliquer du fait que Louis Le Vau I (père) était tailleur de pierre. Il connaissait probablement les successeurs de Guillaume Marchant II, maître général des œuvres de maçonnerie des Bâtiments du roi, qui devait faire école pour enseigner la technique de ces fameuses « jambes de pierre » du xvie siècle. À l’époque de la naissance de Louis Le Vau II (fils) en 1612, nous pouvons supposer que son père avait acquis ses connaissances à l’école de Louis Marchant, fils de Guillaume II.


Par ailleurs, René Fleury eut pour successeur Michel Villedo en 1635 (3), qui avait fait équipe avec Louis Le Vau II à Vaux-le-Vicomte en 1656. Il a donc continué, à Versailles, à construire avec lui et selon ses techniques pour l’appareillage des pierres de taille.


Recherches sur les datations

Il existe peu d’écrits sur l’histoire du bassin du Dragon. Selon les cartes des archives de la Bibliothèque nationale de France, le bassin aurait été creusé entre 1662 et 1664. Il fit ainsi partie des premières fêtes données à Versailles en mai 1664.


En 1678, le mur qui entourait au nord le bassin du Dragon ayant été détruit, le creusement du bassin de Neptune commence. Son aménagement durera jusqu’en 1684, soit un an après le décès du surintendant Jean-Baptiste Colbert. La première mise en eau du bassin de Neptune eut lieu en 1685. Cette grande pièce d’eau complète la perspective nord-sud. À l’arrière, une nouvelle limite aux contours arrondis fut alors construite : c’est à cet endroit que le mur qui nous occupe achève son voyage d’une cinquantaine d’années à travers les jardins de Versailles.


Afin d’éclaircir le mystère de la datation des pierres de taille du mur, d’autres recherches sont en cours.


Ce mur, voué à une destinée dynamique, est un bel exemple des caractéristiques de l’art du chantier : construire et démolir au sens le plus noble du terme. Ainsi, il mérite que l’on s’intéresse à chacune de ses étapes, de sa construction à sa déconstruction puis sa reconstruction, pour agrandir le parc du château de Versailles et réaliser, l’une après l’autre, deux grandes pièces d’eau. Par sa situation et les soins que lui apportèrent les hommes de la filière d’excellence qui l’ont fait avancer à travers l’espace des jardins et ont participé à la conservation des principaux éléments de sa structure initiale en pierres de taille de qualité, il occupe une place particulière dans l’histoire du domaine de Versailles.

 
 
 

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