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Les Le Coigneux de la haute robe de Paris aux armées du roi

Qui parcourt une histoire de la France au xviie siècle ne peut manquer d’y croiser le nom de Le Coigneux. Cette famille est en effet l’une des plus en vue de la haute robe parisienne sous le règne de Louis XIV, ayant donné deux présidents à mortier successifs entre 1643 et 1686, avant d’abandonner la robe pour l’épée et de servir dans l’armée royale jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

Par Guillaume Cotinat, docteur en histoire


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Le membre le plus illustre de la famille, Jacques Le Coigneux (1589-1651), débute sa carrière comme conseiller en 1611, devient président d’une des chambres des requêtes de la Cour dès 1616, puis conseiller d’État et président de la chambre des comptes en 1619. En 1625, le cardinal de Richelieu parle à Louis XIII de ce magistrat. Il lui reconnaît des qualités mais se méfie de lui : « M. le président Le Coigneux est un très habile homme, mais soupçonné d’avoir été lié avec Monsieur le Prince. C’est un esprit capable de faire beaucoup de bien et de mal. » Ledit prince de Condé dit de son côté que Le Coigneux est « un esprit inquiet, qui n’a jamais de repos et n’est jamais content ; que tous les jours il se propose de nouveaux desseins ». À force d’habileté, Jacques Le Coigneux parvient à intégrer la maison de Gaston d’Orléans, Monsieur, frère du roi et héritier du trône jusqu’à la naissance du futur Louis XIV en 1638. Il devient ainsi, avec Puylaurens, l’un des deux plus proches conseillers de Gaston, cumulant, à côté de sa charge de président de la chambre des comptes, celles de chancelier et de garde des Sceaux de Monsieur en 1626, puis de surintendant des finances et de chef du conseil en 1628. Gaston le dépêche régulièrement auprès du roi ou du cardinal pour se dédouaner de ses entreprises plus ou moins avouables et formuler continuellement de nouvelles exigences.


En août 1627, Le Coigneux est pourvu d’une commission d’intendant de justice et finance à l’armée envoyée faire le siège de La Rochelle sous le commandement nominatif de Gaston d’Orléans. Mais Monsieur retourne bredouille à Paris lorsque l’arrivée de son royal frère le prive d’un si beau rôle. Puis, en juillet 1628, Le Coigneux joue les émissaires entre Gaston et le roi pendant le siège de la cité protestante. Il est reçu par Richelieu et par Louis XIII, comme le rapporte une lettre adressée par le monarque à son frère Gaston : « Mon frère, j’ai été bien aise de voir le sieur Le Coigneux, comme je le serai toujours de voir tout ce qui viendra de votre part. Il m’a parlé franchement de ce qui peut concerner votre consentement. Je lui ai fait connaître comme je désirais, autant que vous le sauriez faire, et que vous prissiez part aux plus secrètes affaires qui me peuvent arriver, et que j’aurais toujours grande satisfaction de vous employer aux occasions qui seront dignes de vous. Il vous dira plus amplement tout ce qui s’est passé. »


Devenu veuf, Monsieur s’est surtout mis en tête de contracter un nouveau mariage, ce qui entre en totale contradiction avec la politique étrangère du roi et du cardinal-ministre. Les choses s’enveniment et Gaston fugue en Lorraine, alors pays ennemi de la France, avant de rentrer et de faire amende honorable.


Au lendemain de la journée des Dupes (10 novembre 1630), Louis XIII et le cardinal tentent d’amadouer le versatile Gaston en comblant de bienfaits ses deux principaux conseillers : son chancelier Le Coigneux et son favori Puylaurens. Le 20 décembre 1630, Jacques Le Coigneux est reçu dans la prestigieuse charge, habituellement vénale et très coûteuse, de président à mortier au parlement de Paris. Les présidents à mortier, au nombre de neuf à cette époque, sont désignés à vie et placés à la tête de la Grand-Chambre, la plus haute institution judiciaire du royaume. Ils sont appelés ainsi en référence à leur couvre-chef, une toque en velours noir rehaussée d’un galon d’or. On va même jusqu’à faire miroiter à Le Coigneux la barrette de cardinal. Le pape Urbain VIII signe d’ailleurs un bref en ce sens le 15 février 1631. Mais Richelieu s’y oppose en sous-main, prétextant que le mariage de Jacques Le Coigneux en deuxièmes noces rend cette promotion impossible.


La disgrâce et l’exil

L’entrée dans la maison de Gaston d’Orléans n’est pour Le Coigneux qu’une étape dans sa quête de plus hautes charges. Le chapeau de cardinal n’arrivant pas, il pousse Monsieur dans une nouvelle prise d’armes. Au printemps 1631, Gaston s’enfuit en Bourgogne. Le 30 mars, le roi fait enregistrer par le parlement de Dijon une déclaration flétrissant l’attitude de son frère, déclarant coupables de lèse-majesté et condamnant à mort tous ceux qui l’pnt accompagné. Gaston traverse la Franche-Comté espagnole et se réfugie à Nancy, à la cour du duc de Lorraine. En décembre, La Gazette de Théophraste Renaudot rend compte de  cette folle équipée : « Monsieur est parti d’ici pour aller à Remiremont, et de là à Besançon. Toutes ses troupes se débandent, et dit-on qu’elles vont se rendre dans celles de sa Majesté Très-Chrétienne. Sa cour est aussi divisée en deux partis, dont l’un est pour le sieur Le Cogneux, et l’autre pour le sieur de Puylorans qui s’accordent fort mal ensemble. » Monsieur réplique en rendant public un manifeste outrancier dont il a confié la rédaction à Le Coigneux. Il s’en prend violemment à cet « inhumain et pervers »de Richelieu, dénonçant les « crimes abominables » de ce « tyran formidable ».


Poussant la révolte jusqu’au bout, Gaston épouse secrètement la sœur du duc de Lorraine et passe aux Pays-Bas espagnols. Il y retrouve sa mère, qui vit en exil à Bruxelles depuis la journée des Dupes, et, ensemble, ils se mettent à tramer des complots contre la France avec l’aide de Madrid. Pourtant, Le Coigneux est opposé au mariage lorrain, et plus encore, à une alliance avec l’Espagne. Victime des intrigues de cour, il tombe finalement en disgrâce au mois de janvier 1632. Rejeté de tous, il est sacrifié sur l’autel de la réconciliation entre Monsieur et son frère. Non seulement il est l’un des rares à ne pas bénéficier de l’amnistie accordée aux partisans de Gaston mais, en plus, on lui fait endosser le rôle de bouc-émissaire. Il est en effet le seul des rebelles à voir son nom cité dans les lettres-royales d’avril 1633.


Jacques Le Coigneux se réfugie en Flandre et rejoint l’entourage de Marie de Médicis à Bruxelles, puis à la cour d’Angleterre. En 1640, au palais de Saint-James, il se remarie en troisièmes noces avec une dame d’honneur de la reine mère, Éléonore de Chaumont. L’année suivante, il joue les intermédiaires entre le prince d’Orange et Marie de Médicis pour préparer le retour de celle-ci sur le continent. Il est notamment chargé de lire un discours devant les États généraux de Hollande. En juillet 1642, quelques jours après la mort à Cologne de Marie de Médicis, Le Coigneux est à La Haye pour passer une procuration afin d’obtenir les « quelque bague et quelque chose particulière » léguées par sa protectrice. C’est alors que la mort de Richelieu, le 4 décembre 1642, lui permet d’espérer son retour en France après dix années d’exil. Dès le 27 décembre, il écrit une lettre au roi pour solliciter sa grâce, mais c’est seulement après la mort de Louis XIII, le 14 mai 1643, que la régente l’autorise enfin à rentrer.


À la tête de la Fronde parlementaire

À son arrivée à Paris, Le Coigneux se rend chez Gaston d’Orléans mais celui-ci refuse de le réintégrer dans sa maison. L’intercession de Monsieur auprès de la régente permet cependant à Jacques Le Coigneux d’obtenir la réintégration dans tous ses biens et dans la charge de président à mortier le 7 juin 1643. Ses connaissances juridiques, son éloquence et son talent de l’intrigue lui permettent de reconquérir assez rapidement une grande influence au Parlement – car il a l’art de démêler les problèmes les plus embrouillés. Il est si imbu de judiciaire, dit Mazarin, qu’il enrage de ne pouvoir condamner les deux partis !


En 1646, Jacques Le Coigneux parvient à obtenir la survivance de sa charge de président à mortier en faveur de son fils aîné ; plus exactement, il lui vend sa charge tout en s’en réservant la jouissance pendant dix ans. Autre preuve éclatante de sa réhabilitation : sa fille Geneviève, issue de son deuxième mariage, épouse la même année le fils du surintendant des Finances, Particelli d’Émery, avec un contrat de mariage signé des mains mêmes de la régente et de Mazarin. Par ailleurs, les deux filles qu’il a eues de son premier mariage, Madeleine et Anne, sont par la suite nommées abbesses de deux couvents bretons, l’une de celui de Notre-Dame de la Joie d’Hennebont en 1648, l’autre de celui de Notre-Dame de Kerlot en 1657.


Ces marques de bienfaits n’empêchent pas pour autant Le Coigneux de s’opposer à la régente et à Mazarin. En août 1647, lors d’un débat sur la compétence de la Cour des aides, il prononce un discours dont le contenu idéologique annonce la Fronde, puisqu’il n’entend rien de moins que faire du Parlement – simple organe de justice et d’enregistrement des actes royaux – une chambre capable de contrôler la monarchie et de participer au pouvoir législatif par le vote de l’impôt. C’est donc tout logiquement qu’on le retrouve parmi les principaux meneurs et théoriciens de la révolte parlementaire qui éclate l’année suivante. L’avocat Omer Talon rapporte que, le 1er août 1648, « le discours de M. le président Le Coigneux offensa les ministres ; il visita, pour se justifier, le cardinal Mazarin, lequel lui demanda si son intention avait été de se mettre à la tête de messieurs des enquêtes, et de se faire chef de parti ; que c’était le moyen de trouver le même parti qu’il avait fait autrefois, et de tomber dans la même disgrâce » ! Lors de la journée des Barricades, le 26 août, c’est lui qui, avec le premier président Molé et le président à mortier de Mesmes, est à la tête de la centaine de magistrats poussés par la foule à aller au Palais-Royal demander la libération du conseiller Broussel.


Lorsque la cour quitte la capitale pour se réfugier à Saint-Germain-en-Laye, le 6 janvier 1649, Le Coigneux fait partie des ultras du Parlement qui bannissent le cardinal Mazarin comme « perturbateur du repos public », « ennemi du Roi et de l’État », lui donnant huit jours pour quitter le royaume. C’est à lui que l’on attribue, avec Broussel et Longueil, la Très humble remontrance du Parlement au Roy et à la Reine Régente, contre le cardinal Mazarin du 21 janvier 1649. Début février, il est même choisi pour présider un conseil des dépêches institué par le Parlement comme une sorte de gouvernement rebelle. Il gravite alors plus ou moins dans l’entourage du coadjuteur de l’archevêque de Paris, Jean-François Paul de Gondi, futur cardinal de Retz. Ledit Gondi décrit Le Coigneux comme un « fou » mais lui reconnaît « beaucoup d’esprit », notamment le fait d’avoir « plus de connaissance du monde que les autres [parlementaires] ». Il le juge « vif et pénétrant » et redoute sa rouerie, l’affublant du sobriquet de maître Gonin, du nom d’un célèbre faiseur de tours de l’époque.


Devenu prudent, Le Coigneux refuse en réalité de suivre le parti dévot, en particulier lorsqu’il est question de solliciter le secours de l’Espagne pour libérer Paris du blocus que lui impose l’armée royale sous les ordres du Grand Condé (janvier- mars 1649). Il est chargé de négocier une issue à la crise et fait partie des signataires de la paix de Rueil le 11 mars 1649. Cependant, un nouvel événement rebat les cartes : l’arrestation et l’emprisonnement d’un Condé pétri d’orgueil en janvier 1650. La régente et Mazarin ont maintenant besoin de s’assurer du soutien du Parlement contre les partisans de Monsieur le Prince. C’est alors que, pour prix de son ralliement, Jacques Le Coigneux obtient que les terres de Belabre, d’Ajoux, du Châtelier-Guillebaud, de la Luzeraise et de Liglet – situées aux confins du Berry et du Poitou et acquises en juillet 1648 par retrait lignager en faveur de son épouse – soient érigées en marquisat par lettres patentes signées de Louis XIV en février 1650 et enregistrées par le Parlement en juillet de la même année.


Jacques Le Coigneux continue encore un temps d’afficher son hostilité envers Mazarin. Ainsi, le 30 décembre, il demande la libération des princes – de Condé, de Conti et de Longueville – dans un long discours sur les lois, au cours duquel il démontre que « les rois sont obligés de les observer aussi bien que leurs sujets, avec cette différence néanmoins que les peuples les doivent observer par obligation naturelle, et les rois par le dû de leur conscience, et par amour, comme font les pères envers leurs enfants ». Fronde parlementaire et Fronde des princes sont désormais unies dans leur haine de Mazarin. Probablement Le Coigneux nourrit-il alors quelque espoir d’accéder au ministère.


En réalité, le tout nouveau marquis de Belabre joue comme à son habitude un jeu ambigu. Il continue officiellement d’exécrer Mazarin, mais soutient secrètement le pouvoir royal contre les prétentions exorbitantes d’un Condé sorti de prison. Quelle meilleure preuve de son loyalisme à l’égard de la monarchie que cette phrase figurant dans une lettre adressée par Mazarin, depuis son exil de Brühl, à son collaborateur Hugues de Lionne le 4 juillet 1651 : « Je crois que vous n’oubliez pas de conseiller la reine de flatter et de caresser le président Le Coigneux et ses enfants, puisqu’ils servent bien et qu’ils sont capables de le faire toujours mieux » ? Jacques Le Coigneux meurt finalement le 21 août suivant, trois semaines avant la proclamation de la majorité de Louis XIV, et juste avant que Condé ne déclenche le dernier épisode de la Fronde. Il est inhumé le lendemain dans le caveau familial de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois.


À son retour en France, Jacques Le Coigneux a réemménagé dans sa demeure de Saint-Cloud où jadis, en 1627, Monsieur est venu se retirer pour pleurer la mort de sa première épouse. Puis, dans les années 1645-1647, il s’est fait édifier un hôtel particulier en pleine campagne, dans la plaine de Grenelle. Bien qu’il n’ait pas été du goût de Tallemant des Réaux ni du Bernin, cet hôtel particulier ne manque pas d’allure, comme le montre une gravure d’Israël Silvestre. Cette bâtisse est l’une des premières demeures aristocratiques du faubourg Saint-Germain, et devient par la suite l’hôtel de Navailles puis de Villars, actuelle mairie du viie arrondissement. À  peu près à la même époque, Le Coigneux – ou sa veuve – prend la décision de faire démolir le vieux château féodal de leur terre de Belabre pour le remplacer par une demeure de style semblable.


Jacques Le Coigneux fils, également président à mortier

Jacques Le Coigneux a un fils de chacun de ses trois mariages. L’aîné, aussi prénommé Jacques (1613-1686), conseiller en 1644 et président d’une des chambres des requêtes en 1648, succède à son père dans la charge de président à mortier en 1651. Il est mêlé aux derniers soubresauts de la Fronde, notamment lorsque Condé, poursuivi par l’armée royale de Turenne, se réfugie dans la capitale avec ses troupes et y fait régner la terreur. Le 25 juin 1652, Condé veut obliger le Parlement à signer un traité d’union avec lui. Les magistrats refusent, des violences éclatent et plusieurs d’entre eux, dont Jacques Le Coigneux fils, échappent de peu à la lame des assassins. En août suivant, celui-ci fait partie des principaux magistrats réunis par le roi à Pontoise pour former un semblant de parlement loyaliste capable de s’opposer à celui de la capitale alors aux mains des partisans de Gaston et de Condé. Comme ses collègues, il fait les frais de nombreux pamphlets tournant en ridicule Le parlement burlesque de Ponthoise.


Le 21 octobre 1652, la Fronde terminée, le jeune Louis XIV regagne Paris. Jacques Le Coigneux est resté fidèle au roi depuis son élévation à la charge de président à mortier. La régente et Mazarin n’ont pas à se plaindre de lui. Il obtient en 1654 que  la terre de Montmélian, acquise deux ans plus tôt près de Senlis, soit érigée en marquisat. Bien que deuxième président à mortier par ordre d’ancienneté, Jacques Le Coigneux n’a ni l’envergure ni l’intelligence de son père. Une note secrète de 1663 en dresse un portrait peu flatteur. Il est décrit comme un « homme violent, fier et affectant la justice pour s’enquérir crédit, et néanmoins peu aimé du barreau, pour quelque mauvais traitement qu’il a fait à des avocats ; s’applique peu aux lettres, aime ses intérêts et ses divertissements ; est léger. […] Est ami de M. de Turenne ». Il meurt sans descendance le 24 avril 1686, après de rocambolesques querelles de ménages que Tallemant des Réaux se plaît à narrer dans ses Historiettes.


François Le Coigneux, dit Bachaumont

Le deuxième fils de Jacques Le Coigneux, François (1624-1702), sieur de Bachaumont, clerc-procureur au parlement de Paris, se signale dès le début des troubles de 1648 en baptisant de Fronde la révolte en train de se lever ; selon certains, en affirmant que les rebelles ressemblent aux écoliers jouant à la fronde et se dispersant à l’approche des officiers de police pour recommencer aussitôt que ceux-ci ont le dos tourné et, selon d’autres, en proclamant que lui-même va bien fronder l’avis de son père. Quoi qu’il en soit, il met la main à des mazarinades et, en décembre 1650, on le voit appuyer son père pour demander le jugement des princes, sachant bien que le Parlement ne manquera pas de les faire élargir.

Après les troubles, il devient conseiller d’État puis abandonne finalement la robe pour se consacrer aux plaisirs et aux lettres, invitant par exemple la troupe de Molière à venir jouer chez lui Les Précieuses ridicules et Sganarelle, le 4 février 1663. Quelques années plus tôt, en 1656, il a entrepris un voyage dans le Midi de la France avec son ami Chapelle, faisant étape chez Gaston d’Orléans au château de Blois. Le récit burlesque qu’ils en tirent connaît un certain succès sous le titre Voyage de Chapelle et Bachaumont (1663). Il se marie avec Monique Passart, veuve de Courcelles, et inculque le goût des lettres à la fille de celle-ci, la future madame de Lambert (1647-1733), qui posséde elle aussi un certain talent littéraire et devient célèbre en tenant le plus réputé salon du siècle des Lumières.


Dans une courte notice biographique du début du xviiie siècle, on peut lire que le président Le Coigneux « disait de son fils Bachaumont, qui était jumeau : “Mon fils n’est que la moitié d’un homme, et néanmoins il veut faire comme un homme tout entier.” C’est que Bachaumont en sa jeunesse buvait comme un templier, quoi qu’il [fût] d’une constitution faible et délicate. Il est mort à la fin de l’année 1702, âgé de 78 ans : grand âge pour un homme qui avait fait beaucoup d’excès ». Revenu à la religion vers la fin de sa vie, il répond à ceux qui s’étonnaient de ce changement qu’« un honnête homme doit vivre à la porte de l’église, et mourir dans la sacristie ».


Gabriel Le Coigneux et la lignée des marquis de Belabre

À la mort du président Le Coigneux père, le titre de marquis de Belabre passa à Gabriel Le Coigneux (1646-1709), le fils qu’il a eu avec Éléonore de Chaumont, sa troisième épouse par laquelle il a acquis la terre de Belabre. Comme celui-ci n’a que cinq ans, il est placé sous la tutelle de l’aîné de la fratrie, Jacques Le Coigneux fils, âgé de trente-trois ans de plus que lui et successeur de leur père dans la charge de président à mortier. Gabriel entre lui aussi dans la magistrature, comme conseiller en 1673 et maître des requêtes en 1680. À la mort de son demi-frère Jacques en 1686, il se précipite à Versailles mais ne peut obtenir de lui succéder dans la charge de président à mortier, comme le rapporte le marquis de Sourches : « Vers la fin du mois d’avril mourut, à Paris, M. Le Coigneux, président au mortier, qui avait fait sa charge pendant toute sa vie avec beaucoup de fermeté et d’intégrité à rendre la justice. Il avait depuis longtemps fait tous ses efforts pour en faire donner la survivance à M. de Belabre, son frère, qui était maître des requêtes et qui avait du mérite ; mais le roi n’avait pas jugé à propos de lui faire cette grâce ; et, quand il vint se jeter à ses pieds après la mort du président, il n’en fut pas plus heureux, quoique le roi le traitât avec beaucoup d’honnêteté. » Gabriel vend alors sa charge de maître des requêtes et se retire sur sa terre de Belabre. La famille est maintenant moins en vue à la cour, d’autant que sa sœur Polyxène, marquise de Vibraye, est suspectée de jansénisme. Il emploie les vingt-trois dernières années de sa vie à constituer un vaste parc avec orangerie autour du nouveau château de Belabre. Outre le marquisat de Belabre, Gabriel Le Coigneux possède également les baronnies d’Oléron et de Bignay-Cluzeau en Aunis, héritées elles aussi par sa mère des Chaumont, et celle de la Roche-Turpin en Vendômois, saisie en 1673 au profit de Bachaumont qui la transmet à son jeune frère en 1701.


De la robe à l'épée

Jacques Le Coigneux (1683-1728), troisième marquis de Belabre, est le premier à abandonner la magistrature pour embrasser la carrière des armes. Il sert comme capitaine de cavalerie et parvient à acquérir, dès 1705, son propre régiment de dragons et à devenir mestre de camp, ainsi que le raconte le marquis de Dangeau : « Le fils de M. de Belabre, qui est capitaine de cavalerie dans [le régiment de] Béringhen et qui avait traité avec M. de Broglio du régiment du Roi, ayant rompu son traité sur quelques conditions dont ils ne convenaient pas, a acheté celui de dragons de Senneterre, dont il donne 100 000 francs. » Comme il est d’usage, le régiment de Senneterre est rebaptisé du nom de son nouveau propriétaire et devient le régiment de Belabre. Jacques Le Coigneux combatt en Italie, dans les Flandres, et figure parmi les prisonniers de marque faits par le prince Eugène et le duc de Marlborough à la bataille d’Oudenarde, le 11 juillet 1708. Une fois libéré, il est promu au grade de brigadier des armées du roi et termine la guerre sur le Rhin. Il reste propriétaire de son régiment pendant dix-huit ans, et le revend en 1723, à demi-ruiné.


Ses deux frères l’ont suivi dans la carrière militaire. Le premier, Gabriel, baron de la Roche-Turpin (1687-1741), devient lui aussi mestre de camp de son propre régiment – le régiment Le Coigneux dragons – puis brigadier des armées du roi, et son fils, cornette de chevau-légers de la garde du roi, est tué à la bataille de Dettingen en 1743. Le second, Gabriel Louis, dit le chevalier de Belabre (1694-1767), sert auprès de son frère dans le régiment de Belabre. Le marquis de Dangeau rapporte un incident survenu à la cour, le 2 mai 1720 : « Un cocher du chevalier de Belabre, qui avait achevé de tuer un des archers dans la bagarre qui arriva avant-hier, a été mis en prison ; on lui fait son procès, et on croit qu’il sera pendu. M. de Belabre en a parlé un peu fortement à M. le duc d’Orléans [le Régent] et plus fortement encore à M. le Blanc [secrétaire d’État à la Guerre] et à M. d’Argenson, lieutenant général de police ; il n’en a pas été bien reçu. On dit même qu’il a une lettre de cachet pour aller à son régiment. »


Louis Jacques Le Coigneux (1715-1789), quatrième marquis de Belabre, naît lui aussi dans l’hôtel particulier que la famille possède dans le quartier du Marais. Il reçoit pour parrain le fils du maréchal de Villeroy et pour marraine sa tante maternelle Marie-Anne Varice de Vallière, connue pour avoir été portraiturée en Pomone par Hyacinthe Rigaud. En 1731, Louis Jacques devient capitaine au régiment de dragons de Nicolaï, l’ancien régiment de Belabre et futur 20e régiment de dragons. Il combat probablement en Italie durant la guerre de Succession de Pologne, de 1733 à 1738, et sur le Rhin pendant la guerre de Succession d’Autriche, de 1740 à 1748. Il se retire ensuite sur ses terres de Belabre et meurt à la veille de la Révolution.


Dans la tourmente révolutionnaire

Le quatrième marquis de Belabre laisse trois fils. Le cadet, Denis Jacques (1754-1790), dit l’abbé Le Coigneux, renoue avec la magistrature en devenant conseiller-clerc au parlement de Paris. Il fait partie des parlementaires ayant pratiqué, dans les dernières années de l’Ancien Régime une obstruction systématique aux projets de réforme présentés par les différents ministères Calonne, Loménie de Brienne et Necker. Ses nombreux détracteurs l’affublent du sobriquet de général Jacot. Madame de Chastenay en donne l’explication dans ses mémoires : « J’ai vu l’abbé Le Coigneux, conseiller de Grand’chambre, ardent provocateur des mesures audacieuses, fêté comme un héros dans les plus grandes maisons. Il était bossu comme Ésope ; les courtisans du ministère l’appelaient le général Jacquot, du nom d’un singe alors célèbre : il n’en était que plus glorieux. » Au début de l’année 1789, il attaque Necker dans un pamphlet intitulé Le Prestige détruit, ou la Crédulité désabusée, mais échoue à se faire élire député du clergé aux États généraux.


Ses deux aînés, Jacques Louis Guy (1751-1813), cinquième marquis de Belabre, chef d’escadron et lieutenant des maréchaux de France à Montmorillon, et Jean Jacques (1753-1805), dit le chevalier de Belabre, rejoignent les rangs de l’émigration en septembre 1791 et font la campagne de 1792 au sein de l’armée des Princes. La terre de Belabre est alors saisie et vendue comme bien national. Les deux frères errent à travers les Pays-Bas autrichiens, les Provinces-Unies, l’Allemagne, puis se réfugient en Angleterre avant de rentrer en France en 1801 et en 1802.


Né en émigration, le sixième marquis, Jacques Gabriel (1792-1840), est élevé jusqu’à l'âge de dix-neuf ans en Russie sous la tutelle de son grand-oncle, le comte de Briou. Il devient enseigne de vaisseau dans la marine impériale, mais la dégradation des relations entre la France et la Russie amène son père à le rappeler près de lui en 1811. Il intègre le cabinet  de Napoléon grâce sa parfaite connaissance de la langue russe – dont il va avoir grandement besoin dans la perspective de la guerre à venir – et prend part à la campagne de Russie en tant que l’un des cinq interprètes, « traducteur extraordinaire de russe ». Il obtient ensuite un poste d’attaché au ministère des Relations extérieures, mais la chute imminente de l’Empire le pousse à démissionner au début de l’année 1814, et à se rapprocher des milieux royalistes afin de préparer son ralliement à un régime plus en adéquation avec la tradition familiale. En 1816, il parvient à racheter la demeure de ses ancêtres et s’efforce de lui redonner un peu de son lustre d’antan. Deux générations de marquis de Belabre se succèdent encore, puis le domaine est démantelé et le château démoli dans des conditions particulières par la veuve du dernier marquis, à la fin des  années 1920.


Une famille récemment anoblie par les charges dans la magistrature

Le premier membre connu de la famille, Guillaume Le Coigneux, est un marchand potier d’étain et bourgeois de Paris mort en 1505 et enterré au cimetière des Innocents. Son fils Gilles, décédé en 1568 et inhumé en l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, intègre le premier la magistrature en devenant procureur au Parlement de Paris. Puis il commence à s’agréger à la noblesse par l’acquisition des seigneuries de Lierville et de Bachaumont en Picardie. La véritable entrée dans la noblesse de la famille se fait à la génération suivante, par l’achat de charges conférant la condition noble à son titulaire et à ses descendants au bout d’un certain nombre d’années d’exercice. Le fils aîné de Gilles, Antoine (1550-1609), seigneur de Lierville et de Bachaumont, devient maître ordinaire en la chambre des comptes, et le cadet, Jacques (v. 1557-1623), seigneur de Sandricourt (en Picardie), marié à une fille du chancelier de Montholon, conseiller en la Grand-Chambre. La branche cadette, de Sandricourt et de Bézonville, fournit ensuite d’autres magistrats, avant de s’éteindre vers le milieu du xviiie siècle : René, conseiller-clerc au parlement de Rouen, et Édouard, conseiller au parlement de Paris. Ledit Édouard a deux fils : Jean, lieutenant au régiment des Gardes, et Jacques, conseiller au parlement de Rouen ; le fils de ce dernier, Charles, est quant à lui conseiller au Châtelet. De la branche aînée, de Lierville et de Bachaumont, sont issus les membres les plus connus de la famille qui constituent le sujet du présent article : les présidents Jacques Le Coigneux père et fils, et la lignée des marquis de Belabre. Celle-ci s’éteint avec la mort du huitième et dernier marquis, en 1891.


Le président Le Coigneux d’après Tallemant des Réaux

Dans ses célèbres Historiettes, Tallemant des Réaux insiste sur le caractère original du personnage. Le mémorialiste l’appelle « Le Cogneux », probablement selon la prononciation de l’époque, manière de pointer son origine obscure en prétendant que ce nom lui vient d’un bisaïeul potier d’étain « à cause qu’il cognait sans cesse ». Puis, avec sa médisance habituelle, il le décrit comme « un homme assez extraordinaire » ayant « un peu la mine d’un arracheur de dents » ! Et de rapporter l’anecdote suivante : « Il lui prit envie à Bruxelles, étant en colère contre ses gens, d’essayer si on ne pouvait vivre sans valets. Il donna congé à tous ses domestiques pendant trois mois, se mit dans une chambre tout seul, faisait son lit, allait au marché et mettait son pot au feu ; mais il en fut bientôt las. » Puis, à propos de l’hôtel Le Coigneux : « Il aimait les fêtes comme un écolier, et était assez las de son métier de président. Étant travaillé d’une courte haleine, il alla bâtir une grande maison au bout du Pré-aux-Clercs pour avoir un grand jardin où se promener, comme on lui avait ordonné de respirer l’air tout à son aise. À ce bâtiment on verra bien qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas bien dans sa tête. On disait en riant : “N’a-t-il pas raison ? car il y a une si longue traite de Paris à Saint-Cloud, qu’il faut bien se reposer en chemin.” Pour lui, il disait : “Je n’ai affaire qu’à deux sortes de gens, aux plaideurs, qui me viendront chercher en quelque lieu que je sois : ne voilà-t-il pas une grande discrétion ? et à mes amis, qui iraient bien plus loin pour me voir”. Un jour que Ruvigny dînait chez lui, il le tire à la fenêtre et lui dit : “Vous ne sauriez croire combien je suis sujet aux vertiges !” »


Le blason et la livrée des Le Coigneux

Le blason de la famille Le Coigneux est d’azur à trois porcs-épics d’or posés – deux en haut et un en dessous. Dans le cas d’une famille anoblie par les charges dans la justice, les redoutables pics du mammifère symbolisent très certainement l’inflexibilité et l’incorruptibilité du magistrat. Les chevaux de carrosse de la Maison de Belabre ont, quant à eux, la robe noire, et la livrée des domestiques est écarlate avec galons d’argent, collet, parements et poches noires. Des couleurs qui renvoient directement à la tenue de président à mortier portée par le premier marquis de Belabre : robe écarlate et manteau d’hermine – l’hermine étant traditionnellement rappelée par le galon d’argent.

 
 
 

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