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La Révolution fantasmée de madame Tussaud

En des temps où ni la photographie, ni la télévision, ni l’imagerie virtuelle n’existaient, le moulage en cire était l’un des rares moyens pour représenter les visages et des corps avec une grande fidélité. La céroplastie connue ainsi une grande vogue aux xviie et xviiie siècles. Parmi les personnalités qui s’illustrèrent dans cet art, figurent le docteur Philippe Curtius et sa nièce Anne-Marie Tussaud. Publiés du vivant de cette dernière au xixe siècle, les Mémoires et souvenirs de madame Tussaud, tout à fait fantaisistes, sont à l’origine des nombreuses légendes qui entourent sa vie et la réalisation des moulages de la famille royale à la veille de la Révolution française et pendant la tourmente révolutionnaire.



Par Claude Vigoureux, docteur en histoire

La cire est utilisée depuis l’Antiquité pour réaliser des figures anthropomorphiques − statuettes votives, ex-voto religieux puis portraits en buste ou en médaillons.


L’essor des portraits de cire

Au xviie siècle, un peintre et sculpteur d’origine bourguignonne, Antoine Benoist, devenu valet de chambre et peintre personnel de Louis XIV (et académicien en 1681), se rendit célèbre par son art de la céroplastie. Dans son Dictionnaire universel de commerce, l’inspecteur général de la douane royale Jacques Savary des Brûlons notait que Benoist avait « le secret de former sur le visage des personnes vivantes, même les plus belles, et les plus délicates, et sans aucun risque, ni pour la santé, ni pour la beauté, des moules dans lesquels il fondait ensuite des masques de Cire, auxquels il donnait une espèce de vie, par des couleurs et des yeux d'émail, imités d'après le naturel. Ces figures revêtues d'habits conformes à la qualité des personnes qu'elles représentaient, étaient si ressemblantes, que les yeux leur croyaient quelquefois de la vie ». Les courtisans furent nombreux à recourir à Benoist et le roi lui-même le fit à sept reprises – l’un des derniers moulages étant conservé aujourd’hui au château de Versailles. En vertu d’un privilège royal datant de 1668, le « sculpteur en cire du Roi » avait la permission d'exposer en public, dans toute l'étendue du royaume et pour une durée de trente ans, les effigies « de tout rang », d’en créer de nouvelles. Cela permit la création du premier musée de personnages en cire (plus d’une quarantaine) installé initialement rue des Saints-Pères et ouvert « tous les jours matin et soir, même aux flambeaux » contre « dix sols pour chaque personne » – Benoist participant chaque année à la foire Saint-Germain. En 1717, le privilège fut reconduit sur son fils. La réputation d’Antoine Benoist dépassait les frontières françaises et le roi d’Angleterre Jacques II l’invita outre-Manche en 1684. Le souverain et plusieurs membres de la cour de Saint-James furent ainsi portraiturés en cire.

En Allemagne au xviiie siècle, le prêtre allemand Caspar Bernhard Hardy était devenu célèbre pour ses sculptures en cire. À la même époque en Suisse, à Berne, le docteur Philippe Curtius excelle dans le modelage de cires anatomiques.


Il travaille avec une veuve qui élève une fille unique, Anne-Marie Grosholtz. Cette dernière l’appellera en grandissant son oncle. Conscient de l’engouement de ses contemporains pour les figurations en cire, le praticien délaisse les visées médicales au profit du commerce. Il décide d’ouvrir un cabinet de curiosités à Paris et se met à représenter les personnalités du moment. Afin d’élargir sa clientèle, il adjoint à son « salon des célébrités » la « caverne des grands voleurs » où sont représentés des criminels et des objets macabres. Selon les Mémoires et souvenirs de madame Tussaud, devant l’essor de son affaire, il aurait alors fait venir auprès de lui sa « sœur » et sa « nièce », Marie Grosholtz, future madame Tussaud. Formée par le docteur Curtius à la sculpture sur cire, cette dernière aurait été introduite à la cour de France en 1780, en qualité de professeure de dessins de la sœur de Louis XVI, Madame Élisabeth. Devenue intime avec la princesse, elle aurait réalisé en 1787 et pendant la Révolution des effigies de la famille royale. Exilée en Angleterre et héritière de la collection du docteur Curtius, Marie crée en 1834 une exposition permanente de portraits en cire qui rencontre un grand succès auprès du public et qui deviendra le musée Tussaud.


Un ouvrage apocryphe et fantaisiste

Les Mémoires de madame Tussaud furent publiés en 1838 par un certain Francis Hervé, émigré français installé en Grande-Bretagne, qui était aussi l’auteur d’un vade-mecum de la capitale française à l’adresse des touristes étrangers intitulé Comment profiter de Paris en 1842 … Francis Hervé était un amateur de pittoresque, notion que l’on retrouve tout au long de l’ouvrage, où la Révolution française occupe une grande place. Alexandre Dumas avait déjà donné le ton dans le domaine de la fiction en transformant le passé au gré de son imagination, et ses romans Joseph Balsamo et Le Collier de la Reine avaient été des succès de librairie. Accoler une publication à l’attraction populaire qu’était à Londres le musée créé par madame Tussaud constituait une aubaine de librairie que Francis Hervé ne voulut pas laisser passer. Outre les propos qu’il pouvait recueillir auprès de madame Tussaud, il lui suffisait de prendre pour modèle deux « best-sellers » de l’époque, les Mémoires de madame Campan (ex-femme de chambre de Marie-Antoinette) et ceux de Bertrand de Molleville (ancien ministre de Louis XVI), livres dans lesquels leurs auteurs respectifs ont tendance à s’attribuer une importance supérieure à celle qui fut réellement la leur. Les Mémoires et souvenirs de madame Tussaud furent repris ultérieurement et développés par le petit-fils de la célèbre modeleuse, John Theodore Tussaud, dans un ouvrage à succès publié en 1920 : The romance of Madame Tussaud’s.


Selon Francis Hervé, à force d’être sollicitée par ses proches, madame Tussaud se serait « décidée à fournir un compte-rendu aussi exact que possible de ce qui était advenu tandis qu’elle vivait en France ». Mais, dès les premières lignes, le publiciste prévenait le lecteur : « Admettons que cet ouvrage a droit à sa marge d’erreurs […] à près de 80 ans et au bout d’une existence très mouvementée, certains souvenirs peuvent être altérés »… altérés, voire totalement inventés, à commencer par la pseudo-amitié et proximité avec la sœur de Louis XVI, Madame Élisabeth. Telle est la version colportée par ces Mémoires : « Parmi les membres de la famille royale qui avaient coutume de se rendre chez Curtius pour admirer ses œuvres et celles de sa nièce, il y avait Mme Élisabeth, sœur du Roi. Ayant envie d’apprendre l’art du modelage en cire, elle pria la jeune Marie de le lui enseigner. La princesse finit par s’attacher tellement à sa protégée qu’elle demanda à Curtius de l’autoriser à résider au palais de Versailles pour pourvoir jouir en permanence de son agréable compagnie […]. Mme Élisabeth manifestait son attachement de la manière la plus flatteuse. Par exemple, elle lui demanda de coucher dans la chambre voisine de la sienne, afin de l’avoir toujours à ses côtés. Elle lui confiait souvent le soin de porter ses aumônes à ses protégés. »


Parmi ces protégés aurait figuré la compagne de Jean-Jacques Rousseau, laquelle, selon le mémorialiste, rendait la monnaie sur les trop généreuses étrennes dont elle été la destinataire. L’anecdote étant peu vraisemblable, le narrateur prenait le soin de préciser que le secours apporté par Madame Élisabeth à Rousseau « était d’autant plus remarquable que leurs convictions religieuses différaient absolument, mais sa dévotion rendait la princesse charitable à tous, même envers ceux qui affichaient d’autres opinions qu’elle en matière de théologie. »

La céroplastie enseignée par Marie Grosholtz à Madame Élisabeth aurait permis à la princesse de donner libre cours à ses aspirations mystiques en choisissant comme sujet de prédilection pour ses modelages en cire, « le Christ, la Vierge Marie et d’autres saints personnages qu’elle offrait ensuite à ses amis ».


Les Mémoires de madame Tussaud fourmillent d’erreurs et d’approximations. Ainsi Louis XVI aurait fait construire le Petit Trianon (quand on sait que Louis XV le destinait déjà à madame de Pompadour) et Madame Royale est appelée la « dauphine » (titre officiellement réservé à l’épouse du dauphin et non à la fille du roi).


Sous la plume de Francis Hervé, la vie quotidienne à Versailles tient du vaudeville. S’il est exact que durant l’été 1788, le sultan de Mysore, Tippou Sahib, désireux d’obtenir une intervention militaire française contre la Grande-Bretagne, envoya une ambassade auprès de Louis XVI, il est faux que la famille royale se serait amusée aux dépens des diplomates indiens en les faisant conduire chez Curtius pour y admirer ses figures de cire avant de les ramener à Versailles pour y voir d’autres cires censées se trouver au palais, lesquelles auraient consisté en des courtisans en chair et en os « installés dans les vitrines » ; « le Roi et la Reine, poursuit Francis Hervé, se divertirent beaucoup des remarques des Indiens, tout à fait impressionnés par ces prétendues figures de cire ». À l’en croire, Marie Grosholtz était de toutes les fêtes versaillaises et de tous les événements politiques. Il nous la montre présente ainsi à une réception donnée par la famille royale en l’honneur de l’amiral d’Estaing après la prise de Grenade en 1782, réception au cours de laquelle Marie Grosholtz – de concert avec la Reine ! – aurait offert au héros de la guerre d’Amérique une corbeille de fleurs de grenadiers.

D’après Francis Hervé toujours : « Au début de l’an de grâce 1789, M. Curtius éprouva le vif désir d’avoir à nouveau sa nièce sous son toit. En conséquence il vint à Versailles et pris toutes les dispositions nécessaires, et c’est ainsi qu’à regret Marie prit congé de Mme Élisabeth. »


La légende à l’épreuve des archives

Tout mémorialiste est certes sujet à la subjectivité mais dans le cas de madame Tussaud, l’examen des sources vérifiables démontre une véritable mystification du lecteur des Mémoires qui lui sont attribués. D’abord, aucun courtisan du règne de Louis XVI ne mentionne la présence de Marie Grosholtz à la cour, encore moins un lien de proximité entre Madame Élisabeth ; or, à Versailles où quasiment jamais les princes et les princesses sont hors de vue de leur entourage, cela eût immanquablement été pointé. Autre donnée objective, L’Almanach de Versailles, publication annuelle qui détaille notamment la composition des différentes maisons princières – au nombre de soixante individus pour la sœur de Louis XVI — ne mentionne aucun professeur de dessin en 1784.


On sait par ailleurs que, parmi les courtisans, la princesse « reçut des demandes qu’elle ne put satisfaire », et qu’en dépit du doublement du nombre des « dames pour accompagner » survenu entre le début du règne et le commencement de la Révolution, « les places restaient limitée (1) ». En outre, les archives conservées de la Maison de Madame Élisabeth (au sein des archives de la Maison du Roi) ne mentionnent nulle part le nom de Marie Grosholtz.

Par ailleurs, le modèle en cire du dauphin présenté au musée Tussaud de Londres pose un problème de datation. Si c’est en 1787 (selon Francis Hervé) que furent réalisées par Marie Grosholtz les effigies en cire de la famille royale, alors nous devrions avoir devant nous la représentation d’un enfant de deux ans puisque la naissance du futur Louis XVII (né duc de Normandie) eut lieu en 1785. Or, on nous présente la figure et le corps d’un enfant âgé de 6 à 7 ans. Par conséquent, il devrait s’agir du premier dauphin, né en 1781 et mort en 1789, et non de Louis XVII.


Il reste néanmoins possible que la nièce du docteur Curtius, à l’instar de tous les visiteurs du palais de Versailles – où l’on entrait aisément pourvu que l’on ait une tenue convenable –, ait pu approcher, dans la foule, la famille royale, ce qui lui aurait permis d’en restituer de mémoire les figures.


La Révolution fantasmée

Avec Versailles, la Révolution française est un autre sujet fantasmatique pour les gens du xixe siècle. C’est au Palais-Royal, le 13 juillet 1789, que l’insurrection parisienne a commencé, lorsque la population apprit le renvoi par Louis XVI du ministre des Finances Necker et le rassemblement de troupes aux portes de la capitale, au Palais-Royal, où justement était installé le cabinet de cires du docteur Curtius. En tête du cortège qui, progressivement, devient une insurrection, les bustes en cire de Necker et du duc d’Orléans sont exhibés. Francis Hervé affirme que, après la prise de la Bastille, on apporta les têtes tranchées du gouverneur de Launay et de ses invalides chez Curtius et que, sous la menace, on lui demanda de les mouler. Or, nul autre témoignage que les Mémoires de madame Tussaud n’évoque une telle commande, tandis que l’on sait, par plusieurs sources, que les têtes des gardes du corps du roi, massacrés à Versailles le 6 octobre 1789, furent portées à friser chez un perruquier.


Tout comme il l’avait fait dans le récit des années versaillaises, Francis Hervé démontre une méconnaissance de la réalité historique dont on pourrait multiplier les exemples.

Afin d’accentuer encore auprès de ses lecteurs la force des liens personnels de Marie Grosholtz avec la cour de France, le mémorialiste donne à la modeleuse de cires « trois frères et deux oncles dans les Cent Suisses ». Les fameux Suisses immortalisés dans la description de la prise du palais des Tuileries le 10 août 1792 : « il ne faisait pas de doute qu’ils[les gardes suisses] se sacrifieraient comme un seul homme plutôt que de laisser outrager le monarque ou sa parenté. »Si ces mercenaires traditionnellement prétoriens de la monarchie furent massacrés durant l’assaut du château, il n’en est pas moins vrai que, le 6 octobre 1789 et le 20 juin 1792, les Suisses ne s’étaient pas opposés aux émeutiers ; et lorsqu’ils apprirent la fuite du roi, le 20 juin 1791, leur colonel vint assurer les députés de la loyauté de ses troupes. S’ils tirèrent effectivement sur la foule le 10 août, c’est après y avoir été incités, non par le roi – qui leur avait demandé de ne pas faire usage de leurs armes - mais par le maire de Paris Pétion et le procureur de la Commune Roederer, au nom du droit de toute autorité constituée à « se défendre » contre un agresseur.


Au sujet de la fusillade du Champ-de-Mars le 17 juillet 1791, les Mémoires de madame Tussaud expliquent que « le roi collabora à la restauration de l’ordre », ce qui lui était impossible. À cette date, Louis XVI était encore suspendu dans l’attente de son acceptation de la Constitution) et il n’exerçait donc plus aucune responsabilité. Francis Hervé démontre son ignorance des institutions quand il décrit le droit de veto accordé au roi comme « le privilège d’annuler tout décret de l’Assemblée législative », alors qu’il était circonscrit à certains sujets et ne pouvait bloquer un texte que durant une période limitée.


Afin de parfaire l’importance de son personnage, l’écrivain donne pour familiers de la demoiselle Grosholtz le maire de Paris Bailly (« qu’elle connaissait bien »), le conseiller d’État Foulon massacré le 13 juillet 1789 (« voisin de Curtius »), mais aussi Talleyrand, Collot d’Herbois (« hôte habituel de Curtius »), tous convives à tour de rôle ou en même temps de la table du modeleur de cires.


Avec l’année 1793 s’ouvre le rideau d’une scène particulièrement célèbre dans la saga de madame Tussaud – où le sordide se dispute au spectaculaire –, à savoir le prétendu moulage des têtes guillotinées. Selon la légende fondatrice du musée Tussaud, Marie Grosholtz aurait été emprisonnée à la prison de la Force pour ses opinions royalistes – en compagnie de Joséphine et d’Hortense de Beauharnais, bien sûr ! – et n’aurait été épargnée que par les gages qu’elle aurait donnés de son adhésion à la Révolution en moulant les têtes tranchées de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de Robespierre et d’autres figures majeures de la Révolution.

Il est aisé de démontrer l’invraisemblance des affirmations contenues dans cet ouvrage, en considérant par exemple le cas de la princesse de Lamballe, née Marie-Thérèse de Savoie-Carignan. On sait que l’amie fidèle de Marie-Antoinette périt lors des massacres de Septembre (1792) – son corps mutilé ayant été instrumentalisé de façon obscène jusque sous les fenêtres de la famille royale au Temple. Le narrateur des Mémoires et souvenirs de Madame Tussaud affirme que c’est à cette occasion que Marie Grosholtz « inaugura » sa « série » de têtes coupées : la modeleuse aurait été forcée par les assassins qui l’entouraient à « prendre un plâtre sur les traits de la malheureuse princesse » « dans ses mains tremblantes » ; un travail « vraiment dur à supporter » (2). Étrangement, le moulage de la tête de la princesse de Lamballe ne figura jamais dans la « chambre des horreurs » du musée Tussaud de Londres, les catalogues du xixe siècle mentionnant plutôt la présentation d’une figure en pied de la princesse. Mais dans ce cas précis, une fois encore, le mémorialiste est trahi par l’archive, à savoir un document contemporain du drame conservé au musée Carnavalet (voir encadré).


Si le musée Tussaud de Londres n’exhibe pas la tête de la princesse de Lamballe, en revanche, il présente celles de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Les Mémoires de madame Tussaud la font assister à l’exécution du roi le 21 janvier, et, ils précisent que le confesseur improvisé du roi, l’abbé Edgeworth, était « bien connu de Marie ». Or, l’enterrement précipité et sous haute surveillance de Louis XVI rend tout à fait impossible le moulage de la tête du roi, entre l’enlèvement du corps supplicié depuis l’échafaud et son inhumation au cimetière de la paroisse Sainte-Madeleine. Les deux procès-verbaux d’inhumation conservés aux Archives nationales attestent de l’impossibilité physique pour un individu autre que les fonctionnaires désignés par les autorités du moment d’avoir pu toucher la dépouille royale entre le moment de l’exécution et celui de l’enterrement.


Vingt-deux ans plus tard, le 20 janvier 1815, l’ancien vicaire Renard fut interrogé de la part de Louis XVIII sur les conditions d’inhumation de Louis XVI. Le témoin apporta une précision importante : le 21 janvier 1793, alors que les deux représentants du clergé attendaient le cercueil à la porte de l’église en pensant qu’il pourrait y dire une messe des morts, « les membres du département et de la commune » qui se présentèrent à eux les invitèrent à les suivre jusqu’au cimetière, « les ordres qu’ils avaient reçus leur prescrivaient de ne pas perdre de vue un seul instant le corps de Sa Majesté » : « Arrivés au cimetière, je fis faire le plus grand silence. L’on nous présenta le corps de S. M. […] Nous psalmodiâmes les vêpres et récitâmes les prières usitées pour le service des morts ; et je dois dire la vérité, cette même populace qui naguère faisait retentir l’air de ses vociférations, entendis les prières faites pour le repos de l’âme de S. M. avec le silence le plus religieux. Avant de descendre dans la fosse le corps de S. M. mis à découvert dans la bière, il fut jeté, au fond de ladite fosse, distante de dix pieds environ du mur, d’après les ordres du Pouvoir exécutif, un lit de chaux vive. Le corps fut ensuite couvert d’un lit de chaux vive, d’un lit de terre, et le tout fortement battu et à plusieurs reprises… »


Enfin, en ce qui concerne Marie-Antoinette, on voit mal comment Marie Grosholtz aurait pu, de son propre chef et sans autorisation écrite, venir mouler la tête de la reine.


Les Mémoires de madame Tussaud expliquent qu’elle assista au passage de la charrette pour vérifier si l’ex-souveraine avait physiquement autant changé qu’on le racontait, « ayant entendu dire que ses cheveux étaient devenus gris et qu’elle était amaigrie et dégradée au point d’être méconnaissable ».


Les Archives nationales conservent aussi un procès-verbal évoquant les frais d’inhumation, et l’on sait ainsi que le fossoyeur Joly toucha pour la « veuve Capet », à la date du 25 vendémiaire an II (16 octobre 1793), 6 livres pour la bière et 25 pour le creusement de la fosse et le paiement des fossoyeurs. Joly affirmera ultérieurement avoir pris l’initiative de creuser la tombe à proximité du lieu où Louis XVI avait été inhumé, mais on peut aussi supposer qu’il en avait reçu tout simplement l’ordre. Parce que le mémoire du fossoyeur ne fut approuvé que le 11 brumaire, le journaliste et historien amateur G. Lenôtre crut en déduire qu’il s’écoula deux semaines entre l’exécution de la reine et son inhumation et que le corps aurait ainsi été « oublié » dans le cimetière et laissé aux charognards : une situation dès lors propice pour un éventuel moulage de la tête. Mais cette thèse a été contredite par l’écrivain Louis Hastier : « … certainement, il a été procédé à l'inhumation le jour même de l'exécution, le 16 octobre, soit le 25 vendémiaire, ainsi qu'il est indiqué sur le mémoire du fossoyeur. D'ailleurs, on ne saurait imaginer qu'un cadavre soit resté à l'abandon aux portes de Paris pendant deux semaines, alors surtout que, le 17 juillet précédent, de nombreux citoyens de la section du Roule avaient demandé à la Commune de désigner un autre emplacement pour le cimetière, dont l'odeur cadavérique et putrifiante devenait insupportable aux voisins et dangereuse pour la ville. »


En tout cas, aucun procès-verbal de l'inhumation de Marie-Antoinette n’a été établi ; de quoi laisser place à l’imagination des mémorialistes… Une autre preuve de l’invraisemblance des propos de Francis Hervé est l’absence totale d’évocation des prestations macabres de Marie Grosholtz dans les témoignages des révolutionnaires ou rescapés de la Terreur.


Chapeau l’artiste !

En 1794, le docteur Curtius décède et lègue tous ses biens à Marie et, l’année suivante, mademoiselle Grosholtz se marie et devient madame Tussaud. Au xixe siècle, les Mémoires sont un genre littéraire très prisés. Chaque acteur ou témoin de l’histoire contemporaine, plus ou moins important, souhaite exister aux yeux de ses contemporains et laisser son nom à la postérité. Tous ne sont pas des écrivains et, hier comme aujourd’hui, il était possible de recourir aux services d’un prête plume, d’un « teinturier », comme l’on disait alors. L’histoire réellement singulière de la veuve Tussaud était un beau sujet d’inspiration pour un journaliste, a fortiori si la biographie pouvait se rattacher à un lieu touristique très couru, ce qui était le cas du musée de cires de Londres.


Les Mémoires et souvenirs de Mme Tussaud sont à ranger parmi les curiosités de l’époque romantique, étant l’un de ces pastiches à la manière d’Alexandre Dumas. Mais le célèbre romancier ne prétendait pas, lui, faire œuvre d’historien ; tandis que la doublure littéraire de Marie Grosholtz-Tussaud revendiquait l’authenticité de son discours. Déjà au xviiie siècle, l’écrivain Choderlos de Laclos constatait : « Ce sont des petits détails qui donnent la vraisemblance, et la vraisemblance rend les mensonges sans conséquence, en ôtant le désir de les vérifier » (Les Liaisons dangereuses,lettre 84). Et comme dit le proverbe italien, Se non è vero è bene trovato (« Si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé ») !


Pour apocryphes et mensongers que soient les Mémoires de madame Tussaud, il n’en reste pas moins vrai que les cires représentant la famille royale de France furent réalisées du vivant de Louis XVI et de Marie-Antoinette – où ? quand ? comment ? –, leur ressemblance physique n’étant pas, elle, sujette à caution. En tout cas, une étude sérieuse reste à faire pour « pister » cette célébrité londonienne dans la France de la fin du xviiie siècle… si on l’y retrouve.


1• Juliette Trey (dir.), Madame Élisabeth, une princesse au destin tragique. 1764-1794, Milan, Silvana Editoriale, Versailles, Conseil général des Yvelines, Versailles, château de Versailles, 2013, p. 155


2• John Theodore Tussaud (1920). Le roman de Madame Tussaud, Université du Michigan, société George H. Doran, 1920, p. 44, 88, 91.

Sources manuscrites et bibliographie


La mort de la princesse de Lamballe

« L’an 1792, le 1er de la Liberté et de l’égalité, le 3 septembre, se sont présentés au comité permanent de la section des Quinze-Vingt, le sieur Jacques-Charles Hervelin, tambour des canonniers de la section des Halles, ci-devant bataillon de Saint-Jacques de la Boucherie, demeurant rue de la Savonnerie, N° 3, vis-à-vis la petite rue d’Avignon, au cadran Bleu ; Jean-Gabriel Queruelle, ébéniste, rue du Faubourg Saint-Antoine, au coin de celle de Saint-Nicolas, maison à Bonneau ; Antoine Pouquet, canonnier de la section de Montreuil, rue de Charonne, n° 25, chez le sieur Vicq ; Pierre Ferrié, tabletier, rue Popincourt, N° 39, lesquels étaient porteurs du corps de la ci-devant princesse Lamballe qui venait d’être tuée à l’hôtel de la Force et dont la tête était portée par d’autres, dans la grande rue, au bout d’une pique… »

« En ce même jour, 7 heures du soir, le citoyen Jacques Pointel, demeurant section de la halle au blé, rue des Petits-Champs, N° 69, s’est présenté au comité de la section des Quinze-Vingt, nous requérant de vouloir bien interposer notre autorité pour inhumer la tête de la ci-devant princesse de Lamballe dont il était parvenu à s’emparer, ne pouvant qu’applaudir au patriotisme et à l’humanité dudit citoyen, nous, commissaires soussignés, nous sommes transportés sur le champ au cimetière des Enfants-Trouvés, et y avons fait inhumer la dite tête, en dressant, de la dite inhumation, le présent procès-verbal pour servir et valoir dans le temps ce que de raison. »

Delesquelles et Savard, commissaires, Pointel, Renet, secrétaires.

 
 
 

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