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La « Manufacture royale » de montres de Fernex

Installé à Fernex à partir de 1760, Voltaire décide alors d’étendre l’artisanat horloger au détriment de Genève en installant dans la petite localité une éphémère manufacture de montres.


Par Lionel Marquis, journaliste



D’Alembert le nommait « Monsieur le multiformes », et selon Isabelle Frank, « il est possible que Voltaire ait découvert son intérêt pour l’horlogerie pendant son séjour à la cour de Frédéric de Prusse – de 1750 à 1753 –, grand amateur de montres et qui possédait une importante collection de pendules neuchâteloises ». Voltaire, précise-t-elle, avait déjà acheté dans les années soixante plusieurs montres et l’inventaire de son château à Fernex (1) nous apprend qu’il y avait six pendules, dont deux dans sa chambre.


Lorsque Voltaire, persona non grata à Paris, décide de venir s’établir à Genève en 1755, il est accueilli dans la ville-refuge avec tous les honneurs dus à son nom. Cependant, Voltaire est un personnage encombrant pour les pasteurs qui gèrent la vie publique de la ville et si cette dernière ne peut faillir à sa tradition d’hospitalité, ils espèrent secrètement que le propriétaire des « Délices » se tienne coi. Mais les choses vont rapidement se gâter. Il y a tout d’abord l’intérêt que porte le philosophe aux cabinotiers (2), dont, écrit Estelle Fallet, « le niveau d’instruction et le goût pour les idées générales et les débats politiques le frappent ». Et puis, en 1757, un article sur Genève dans l’Encyclopédie – avec laquelle Voltaire va prendre ses distances – critique les autorités et les restrictions théâtrales, ce qui va fortement déplaire. En outre, Voltaire prend une part active dans la lutte que se livrent depuis soixante ans les Bourgeois et les Natifs genevois.


Genève au xviiie siècle

Depuis la fin du xviie siècle et l’arrivée de la seconde vague de huguenots chassés de France par la révocation de l’édit de Nantes (1685), le pouvoir genevois est confisqué par quelques familles. Face à elles, le corps des Bourgeois et des Citoyens devient minoritaire au xviiie siècle. L’ensemble jouit des droits civils et économiques et détient les droits politiques. On accède à la Bourgeoisie par acquisition, de plus en plus onéreuse. En-dessous, il y a les Natifs, qui sont des Genevois de naissance, fils des émigrés huguenots français arrivés après la Saint-Barthélemy en 1572, mais dépourvus de tout droits politiques et soumis à de nombreuses restrictions dans leur activité économique. Ils ne pouvaient également pas être élus maîtres-jurés dans les corporations, ni exercer une profession libérale, ni accéder à un grade militaire. Néanmoins, ils participaient à la plupart des charges des citoyens (impôts et service armé). Seuls cinq Natifs avaient annuellement le droit à acheter la Bourgeoisie. Viennent ensuite les Habitants, ces étrangers intégrés à la communauté et ayant obtenu le droit d’établissement. L’accroissement de l’immigration dans la seconde moitié du xviiie siècle a conduit à la naissance de la catégorie des Domiciliés, astreints à une autorisation de séjour annuelle ou trimestrielle.


C’est à la fin du xvie siècle que bon nombre d’horlogers protestants s’établirent à Genève. Au moment de la Révocation, la maîtrise des horlogers n’admettait plus en son sein que les Bourgeois et les Citoyens. Cette attitude défensive se justifiait par le développement de l’industrie horlogère dans certaines régions autour de Genève. Cette situation profitera Voltaire, tout comme il profitera des troubles de 1766 – le blocus français qui s’était fermé à l’horlogerie genevoise et à ses dérivés – pour attirer à Fernex les meilleurs horlogers genevois. D’ailleurs, peu de temps auparavant, Choiseul avait tenté, en vain, en 1769, d’attirer ces artisans à Versoix (3) pour y établir une manufacture royale d’horlogerie destinée à mettre celle de Genève en échec.


Au milieu du xviiie siècle, horlogers et bijoutiers de Genève – la Fabrique – se recrutaient pour les 2/3 parmi les Natifs. Le 15 février 1770, la révolte des Natifs causa la mort de trois personnes et huit chefs du mouvement furent condamnés. Ils trouvèrent d’abord refuge à Versoix, avant de se diriger vers Fernex après le renvoi de Choiseul le 24 décembre 1770. S’expatriaient également ceux qui avaient refusé de prêter serment de fidélité à Genève.


Fernex et ses environs à la fin du xviiie siècle

Depuis la fin du xviie siècle, pour arrondir leurs fins de mois, quelques paysans gessiens fabriquaient des ébauches de montres, qu’ils expédiaient à Genève. Vers 1740, plusieurs villages de la région comme Challex, Gex et Thoiry étaient devenues des centres horlogers importants, faisant concurrence à Genève. Là, le gouvernement prit à plusieurs reprises, à partir de 1745, des mesures de rétorsion : il était désormais interdit « de faire travailler ou acheter aucun ouvrage étranger d’horlogerie […] et d’envoyer dans les environs aucunes fournitures ».


À l’arrivée de Voltaire, Fernex comptait à peine plus de 150 habitants, « une quarantaine de malheureux paysans couverts de galle et d’écrouelle, comme le sont tous ceux en qui une profonde misère a détruit les muscles » (4). C’était un « hameau délabré et infecte suite à la Révocation de l’Édit de Nantes » (I. Franck). En fait, à l’arrivée de Voltaire, Fernex comptait 41 feux (5). Il fit construire plus de cent maisons, finança la construction d’une église, d’une école, d’un hôpital et de la fontaine. Deux ans après sa mort, Fernex en compte 184 foyers. En 1739, la bourgade possédait un horlogeur : un certain Benoît Larchevesque.


Voltaire, qui avait pris une part active dans la lutte des Natifs, accueilli à Fernex, en février 1770, une trentaine de réfugiés – les montriers – avec leur famille. Dans un premier temps, il les logea dans les dépendances de son château et chez l’habitant. Il les fit travailler dans la salle de théâtre, une ancienne grange transformée : « J’ai établi dans le hameau de Ferney une petite annexe de vos manufactures de montres de votre capitale de Bourg-en-Bresse. Cette salle de théâtre que vous connaissez est changée en ateliers. On fond de l’or, on polit des rouages là où on déclamait des vers. » (6)


La « Manufacture royale » de Fernex

Dès avril 1770, Voltaire parle d’une « quarantaine d’ouvriers employés à enseigner à l’Europe quelle heure il est » (7). À cette même date, il écrivait : « Il faut songer que chacun veut avoir une montre d’or depuis Pequin, jusqu’à la Martinique, et qu’il n’y a que trois grandes manufactures : Londres, Paris et Genève. »


Courant 1776, la Manufacture compte jusqu’à un maximum de « douze cents pères de famille » (8). Les Natifs, ceux qui ont travaillé à Genève, ne produisent que des montres de gousset, de col. En 1771, il existait quatre ateliers qui assemblaient les montres. Durant la période 1770-78, une soixantaine de maîtres horlogers sont installés à Fernex, au salaire annuel de 336 livres, soit vingt pour cent de plus que celui d’un ouvrier. Pour diriger la manufacture, le philosophe avait fait appel à deux entrepreneurs venus de Genève, justement : Dufour (9) et Céret (10), son beau-frère. La manufacture livre alors toutes les variétés de montres, des plus simples aux plus compliquées. Cinq autres ateliers œuvrent aussi sous la protection du patriarche, qui accorde des prêts aux nouveaux venus. Profitant de ses relations mondaines et politiques, en particulier avec le duc de Choiseul, à qui Voltaire a envoyé des montres, il obtint que les produits de ses manufactures puissent parvenir gratuitement tant en France qu’à l’étranger, par l’intermédiaire de la Poste. Cela promettait une économie considérable. La chute de Choiseul n’eut pas de conséquence en la matière. Mais il fallait que les montres soient vendues. Grâce aux ambassadeurs français qui firent de la réclame pour le patriarche de Fernex, Voltaire tenta de conquérir avec ses montres l’Espagne ou la Turquie. Ce fut un échec, les positions conquises par les Genevois se révélant imprenables. Des montres sont alors proposées à la cour dès 1770 déjà, puis en 1771 et en 1773. Sans grand résultat. Par Catherine II de Russie, il tente le marché chinois, faisant de l’impératrice la meilleure cliente de la manufacture.


Voltaire consent aux horlogers des prêts sans intérêt et leur fournit la matière première, l’or notamment. Il investit dans l’entreprise son immense fortune et le catalogue de la fabrique mentionne une large variété de montres : en or, émaillées ou serties de pierres précieuses, mouvements à seconde, échappements à cylindre. L’ornementation, effectuée par des peintres sur émail, se concentre sur des paysages et des portraits. Des ateliers de Fernex seraient sorties 4 000 montres, produites par quelque 400 horlogers pour un chiffre d’affaire de 400 000 livres. La Fabrique de Genève, avec 5 000 horlogers en a fabriqué 33 000 dans le même temps.

La fin

À partir de 1775, les ennuis commencent. Voltaire doit négocier avec les divers successeurs de Choiseul la contribution des artisans à la Ferme générale. Voltaire se dit pris « entre le Te Deum et le De Profundis » (11). Car après un premier succès, les horlogers ferneysiens furent mis en demeure de payer annuellement 30 000 livres d’indemnité, somme réduite à 6 000 livres après négociation, que Voltaire paiera de sa poche. En mai 1776, Turgot est renvoyé. Ses successeurs ne lui furent pas d’un très grand secours. Mais le pire allait venir avec l’arrivée de Jacques Necker au poste de directeur du Trésor, le 22 octobre 1776 : « C’est un nouveau danger pour nous… Les intérêts de la colonie de Ferney passent pour être opposés à ceux de Genève que M. Necker est obligé de soutenir par sa naissance et par sa place de résident. » (12)


De plus, le royaume est désormais en proie à d’importantes difficultés financières. Conséquence : une baisse importante des commandes de montres, rendant de moins en moins sûr le remboursement des prêts viagers. Cette situation amène les Natifs à regarder du côté de Genève où l’esprit est alors à l’apaisement. Car, malgré « l’autonomie de l’horlogerie ferneysienne et la volonté de rivaliser avec Genève, […] de nombreux horlogers étaient genevois et […] les montres qu’ils fabriquaient ne se distinguaient en rien de la production genevoise contemporaine ». Le gouvernement genevois, soucieux de ses intérêts, soumet un « acte de pacification », qui ne sera promulgué qu’en 1782, et qui stipule que toute différence est abolie entre les Natifs et les Bourgeois. Dépité, Voltaire écrit à Mme de Saint-Julien : « Tous les artistes s’en vont les uns après les autres parce que M. l’Intendant les a mis à la taille et à la corvée… Cinq cent mille francs que les maisons par moi bâties m’avaient coûtées sont cinq cent mille francs jetés dans le lac de Genève. » (13) En 1771, Voltaire avait fait bâtir trente-deux maisons, l’année suivante, une cinquantaine et en 1775, un an après la mort de Louis XV, dix-huit. Soit au total une centaine.


Et en février 1778, à quatre-vingt-quatre ans, Voltaire abandonne la manufacture pour se faire acclamer à Paris où il mourra le 30 mai. Avec son départ, les derniers Natifs regagnent Genève. Parmi eux, Georges Auzière (14), l’ancien chef des bannis. Il fut long à se décider. Voltaire, à qui il avait écrit pour l’informer qu’il allait tout abandonner, se plaint dans une lettre à Wagnière, son dévoué secrétaire : « Il va contribuer à ma ruine. Tous ces gens sont insensés et injustes. Dites-leur bien, mon cher ami, que je leur suis cent fois plus utile à Paris qu’à Ferney. »

 
 
 

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