La Fontaine face au pouvoir
- mikaelamonteiro11
- Apr 6, 2024
- 15 min read
On a beaucoup écrit et on aura pu lire tout et parfois n’importe quoi, depuis des décennies sinon des siècles, sur la question qui fait le titre de cet article. Du Soleil offusqué au Poète et le Roi, de Paul Morand à Marc Fumaroli, la légende, le roman et l’histoire ont décliné à satiété la charade des noms de Fouquet, Colbert, Louis XIV et La Fontaine avec un brio parfois suspect. Tâchons d’y revenir à tête reposée, en démêlant les faits de leur interprétation.
par Patrick Dandrey, professeur émérite de littérature française

En 1658, Jean de La Fontaine, officier des eaux-et-forêts à Château-Thierry et apprenti-écrivain à Paris, est présenté au surintendant des Finances, Nicolas Fouquet, homme de confiance de Mazarin et promis, dit-on et pense-t-il, à la succession du ministre vieillissant, sous le règne d’un roi qui tarde à prendre en main son sceptre et semble plus enclin aux délices de l’amour qu’aux rigueurs du pouvoir. Un double et solide parrainage recommande l’impétrant : celui de son oncle par alliance, Jacques Jannart, substitut de Fouquet dans ses fonctions de procureur au parlement de Paris ; et celui d’un ami fidèle, Paul Pellisson, homme de lettres en vue et chargé de la culture dans l’entourage du surintendant. Car celui-ci soigne déjà son « soft power » en entretenant une cour élégante et savante, à laquelle il destine le palais qu’édifie à Vaux près de Melun une cohorte d’artistes éminents : au premier chef l’architecte Le Vau, le peintre-décorateur Le Brun et le jardinier Le Nôtre. Richelieu avait eu son domaine tourangeau, Mazarin l’hôtel Tubœuf agrandi de la somptueuse galerie Mansart pour ses collections princières. Fouquet, leur successeur potentiel, aurait aussi son palais des merveilles.
Le fastueux mécénat du surintendant
La Fontaine qui, âgé de trente-cinq ans déjà, n’a encore presque rien publié, se trouve rapidement enrôlé au service de ce financier d’extraction bourgeoise en qui sommeillait un prince de la Renaissance : il signe avec lui un contrat de « pension poétique » qui promet au mécène un lot régulier de vers contre le versement de subsides annuels qui allaient se révéler fort utiles à ce nouveau client à la tête légère, encore aisé sans doute, mais fort impécunieux. La mort de son père, qui survient justement en avril 1658, lui laisse certes nombre de biens meubles et immeubles, des charges et des offices, mais surtout un monceau de dettes et d’ennuis procéduriers, promesse de lendemains de Cigale pour qui se croyait un pécule de Fourmi : ce qui a pu inciter l’oncle Jannart, flairant un avenir de banqueroute, à caser chez son protecteur ce neveu à la tête plus légère que gestionnaire, tout en le séparant de biens avec son épouse, utile précaution pour préserver au moins la dot de celle-ci. La (triste) réalité allait rapidement dépasser cette prévision avisée.
Propulsé au cœur d’une des sphères centrales du pouvoir présent et, croit-on, futur, le nouveau client s’y est d’emblée recommandé par un cadeau poétique : une « idylle héroïque », intitulée Adonis, qui conte les amours (idylliques) de Vénus avec le beau chasseur et la mort (héroïque) de celui-ci sous la dent d’un sanglier monstrueux. Rompu aux codes de l’éloge des grands, le poète se vante d’avoir pour l’occasion abandonné ses sujets ordinaires, « les ombrages des bois, le vert tapis des près et l’argent des fontaines », en haussant sa voix et son talent jusqu’à l’Olympe : Fouquet, « héros destiné pour vaincre la dureté de notre siècle et le mépris des beaux-arts » (à bon entendeur…), le méritait. Il fera enluminer le manuscrit du poème et commandera bientôt à l’auteur une pièce nouvelle : une description poétique de Vaux, que La Fontaine transpose en palais de rêve sous le titre de Songe de Vaux. En parallèle, André Félibien, futur chroniqueur des fêtes et descripteur des bâtiments de Louis XIV, réalise une description technique et savante du futur domaine. Tout chez Fouquet, décidément, prépare en coulisse les fastes du grand règne, dont La Fontaine est en droit d’espérer devenir un jour le poète officiel.
La chute et la lutte
On sait ce qu’il advint : une fête somptueuse donnée au roi à Vaux en juillet 1661, dont le futur fabuliste relate les fastes en termes badins et élégants, fut suivie le 5 septembre par l’arrestation de l’hôte trop magnifique, par sa séquestration préventive, son inculpation, son procès et sa condamnation à l’exil que Louis XIV alourdira en détention perpétuelle. Une missive éperdue de La Fontaine avait sans tarder appris la terrible nouvelle à son ami Maucroix. Le sincère désarroi qu’elle trahit annonçait la part qu’il prendrait dans la campagne publique en faveur de l’inculpé : une élégie « Pour M. F. » anonyme (revendiquée en 1671) et une Ode au roi signée, dont Fouquet réprouva la trop grande humilité. Le poète la défendra en alléguant que l’humble avocat peut s’autoriser des prosternations indignes de son illustre client. Pellisson de son côté s’évertuait depuis la Bastille, d’autres aussi, tous persuadés et à bon droit que Colbert avait tramé le drame, tout en ignorant ou en feignant d’ignorer que le roi était plus vindicatif encore.
Cela dit, La Fontaine fit-il davantage que ces deux poèmes ? C’est le mésestimer que de lui prêter, comme on l’a récemment fait, les vers rugueux d’un pamphlet virulent intitulé L’Innocence persécutée : pièce indigne de lui. Plus sérieuse et déterminante, voici l’hypothèse qu’il aurait à cette occasion fait la rencontre de la fable. Non pas à travers le fablier d’Ésope, mais celui de Phèdre, le fabuliste latin persécuté par Séjan, favori de Tibère, pour sa liberté de parole : la transposition à Colbert et Louis XIV peut sembler tentante. D’autant que l’on a retrouvé, dans les manuscrits d’un érudit collectionneur d’alors nommé Valentin Conrart, la copie de quelques-unes des toutes premières fables du recueil que La Fontaine publiera en 1668. Presque toutes sont imitées de Phèdre, et elles sont associées à un apologue du Renard et l’Écureuil qui s’offre à un décryptage politique, dès lors qu’on sait l’écureuil être l’emblème de Fouquet (le renard, lui, est d’application plus discutable : Colbert avait la couleuvre dans ses armes parlantes, et la cautèle n’est pas son genre). En tout cas, cette fable dont l’exclusion peut sembler confirmer le caractère allusif et suspect, a invité à relire à la lumière de l’affaire Fouquet les quelques autres associées à elle. De là à faire des Fables de La Fontaine en bloc un grimoire à clef, et de La Fontaine un opposant à Colbert, voire à Louis XIV, il n’y avait qu’un pas.
Mais c’est un bien grand pas. Les thèmes moraux développés dans cette dizaine de fables et dans les cent vingt-quatre du recueil sont topiques et divers : c’est la sagesse ésopique standard, qui dénonce l’imprudence et la présomption, l’illusion et la vaine gloire, la noise et la tromperie universelles. Le Lion n’y est qu’une fois identifié au roi, et c’est pour louer sa bonne gestion du royaume. La satire de la Cour, des injustices, de la flatterie et de la calomnie, ce sera plutôt l’affaire du recueil de 1678-1679. Fouquet sera bien oublié alors. On peut certes l’imaginer en transparence de chaque fable. Mais une application n’est pas une clef. Et celles qu’a copiées Conrart (à quelle date, on ne le sait) n’ont rien de plus particulièrement allusif ni détonant. Gardons-nous donc d’une lecture prévenue : La Fontaine fabuliste dénonce, certes, et condamne, beaucoup ; mais c’est dans son rôle, et tout un chacun en prend ici ou là pour son grade. Bien des sermonnaires, des moralistes, des satiriques en disent alors autant, parfois pire, et sans passer pour des opposants secrets et virulents au régime. Après tout, dans son œuvre vaste et diverse, le fabuliste redevenu simple poète troque bien souvent son stylet pour la brosse à reluire : faut-il croire qu’alors il ment ? Nous voici renvoyé au tourniquet des intentions supposées: bien malin qui peut en sortir une preuve objective.
Une offre de service ?
Peut-être une issue à cette incertitude est-elle offerte par l’adieu (provisoire) aux fables qui clôt le recueil de 1668 : à en croire La Fontaine, un certain Damon (?) lui a conseillé d’arrêter là son livre et de « retourner à Psyché » pour conter « ses malheurs et ses félicités ». Un an plus tard paraissent en effet Les Amours de Psyché et de Cupidon, conte mythologique imité d’Apulée (iie siècle) et tourné à la manière « galante » du Grand Siècle. La Fontaine l’a encadré dans la promenade de quatre amis supposés s’en donner le plaisir de la lecture en déambulant dans le domaine de Versailles, nouvellement remanié par l’ancienne équipe de Fouquet passée chez le roi et associée à la politique culturelle de Colbert. Au fil de cette déambulation, des éloges vibrants de ces merveilles, de leur royal commanditaire et de son talentueux ministre exaltent les bienfaits du règne et les beautés qu’il promet, tout en recyclant, sous cette identité nouvelle, des passages du Songe de Vaux inachevé et inédit. Certains lecteurs suspicieux ont cru voir dans ces éloges une complaisance de façade, voire une ironie sous cape. On le veut bien ; mais sur quelles bases ?
En fait, une étude précise que nous en avons menée nous a permis de montrer que cet entour laudateur n’a pu être rédigé que dans les dix mois qui s’écoulent entre la publication des Fables et l’achèvement des Amours de Psyché, à partir sans doute d’une rédaction commencée très antérieurement, dans le goût et l’esprit des années Fouquet. Cette première phase de rédaction a dû être interrompue par celle des Contes (1664-1666), pleins d’une saveur gauloise et scabreuse couverte d’une gaze d’esprit raffiné, puis par celle des Fables (1668), exercice scolaire hissé au rang de poésie faussement naïve et délicatement incisive. Or, nous avons pu montrer que l’éloge de Versailles enveloppant l’achèvement tardif du récit de Psyché a été informé de première main sur l’esprit et les projets du programme esthétique et politique que définissent alors pour ce domaine royal et plus généralement pour l’image du règne les savants réunis en « Petite Académie » autour de Colbert. « Damon » aurait-il été l’un d’eux ?
En tout cas, Perrault le fut, qui après avoir émargé chez Fouquet, s’est retrouvé secrétaire de ce cénacle piloté par le nouveau ministre. Rien là d’étonnant : les anciens de chez Fouquet sont partout dans les coulisses du règne personnel de Louis XIV. Même Pellisson, jadis ordonnateur de la politique culturelle du surintendant, finira par entrer dans la confiance et même la confidence du roi, au point que celui-ci lui délègue en 1670 la mise en forme des mémoires sur le métier de roi qu’il destine à son fils le Dauphin ! Or cet enfant est celui-là même auquel La Fontaine a obtenu, honneur insigne, de dédier son recueil de Fables. L’accusera-ton dès lors d’avoir trahi Fouquet condamné et emprisonné ? Verra-t-on là au contraire un masque rusé pour continuer en sous-main à œuvrer pour sa cause en filigrane du recueil ainsi affublé ? Ne compliquons pas les choses : quand le gratin des amis de Fouquet, après l’avoir loyalement soutenu, a pris son parti de sa fin et s’est tourné naturellement vers le nouveau pouvoir, La Fontaine aurait-il seul campé en rébellion, lui, si faible maillon de cette chaîne que, s’il accompagne en 1662 à Limoges Jannart exilé là-bas (limogé, en somme), c’est de son plein gré, pour en tirer une relation de voyage fort spirituelle – et puis il rentre à Paris, sans que personne, pas même Colbert, se soucie de son sort. Mieux – ou pire –, lorsque la même année il se trouve condamné à une forte amende pour usurpation de noblesse, il n’hésite pas à solliciter et à obtenir sa grâce du tout-puissant ministre, par l’intermédiaire du duc de Bouillon qui intercède en sa faveur. Tout est plus fluide et mêlé dans la vie que dans les récits qu’on en tire.
Lions donc la gerbe par le fil opportun que nous offre la dédicace des Fables de 1668 au Dauphin. L’enfant qui atteint cette année-là l’âge de quitter le gynécée et de « passer aux hommes » voit autour de lui s’ébrouer une effervescence pédagogique : chacun veut compter dans son éducation. Bientôt, sous l’égide de Perrault, on transformera à son intention le bosquet du Labyrinthe, dans les jardins de Versailles, en Labyrinthe des fables ésopiques dessinant un itinéraire moral pour enfants. Tout n’appelait-il pas La Fontaine, auréolé du récent succès de ses Fables dédiées à l’enfant royal, à solliciter une place dans ce dispositif éducatif ? Appauvri par la débâcle de son patrimoine, vivant depuis 1664 de ses médiocres émoluments de gentilhomme servant chez la duchesse douairière d’Orléans, princesse alliée de la famille royale, il a pu vouloir, sur la suggestion et avec l’appui de quelque « Damon » bienveillant envers lui, faire de ses Amours de Psyché rehaussées d’un éloge de Versailles une requête déguisée à prendre du service auprès du nouveau pouvoir.
On peut même imaginer que cette réorientation de ses fidélités aura été scellée par la publication d’Adonis, jusqu’alors resté manuscrit dans la bibliothèque de Fouquet, et qu’il fait imprimer en appendice des Amours de Psyché. Car c’est un Adonis hardiment réorienté, présenté sous un jour tout pastoral et plus du tout héroïque qui, privé de sa dédicace à son premier destinataire, entend séduire désormais le lecteur par son charme bocager, sans plus s’occuper de grandeur. Deux ans plus tard, une réédition du poème, jointe à quelques fragments du Songe de Vaux et à diverses pièces des lointaines « années Fouquet », soldera le compte de cette époque dans la vie de leur auteur, en simple complément deFables nouvelles qui signent définitivement la réorientation de son esthétique et de sa carrière : un adieu aux armes qu’il avait un temps aiguisées, mais sans succès, pour une cause désormais perdue et, sinon oubliée, du moins dépassée.
Et pourtant l’offre de service contenue dans Les Amours de Psyché resta sans réponse. C’est Bossuet qui en 1670 va devenir précepteur du Dauphin ; c’est Benserade qui quelques années plus tard composera les quatrains tirés des fables ésopiques pour le piédestal des statues animalières destinées à orner le Labyrinthe versaillais ; et c’est un autre poète, Nicolas Boileau, qu’avec son contemporain Jean Racine Louis XIV appellera en 1677 auprès de lui pour rédiger d’une plume illustre le récit aujourd’hui en grande partie perdu des hauts faits de son règne. Alors, l’hypothèse d’un La Fontaine dissident, trop rebelle pour être jamais en grâce auprès du roi, ferait-elle retour ? Voire. C’est plutôt un détour qui ici encore va nous suggérer une réponse plus nuancée.
Une élection controversée
On sait qu’en novembre 1683, ses amis académiciens sollicitèrent La Fontaine de présenter sa candidature à la succession de Colbert mort deux mois plus tôt. On a voulu voir là une nasarde envers le ministre haï, expliquant les difficultés que rencontra l’élection du poète : nouvel effet du préjugé sur sa dissidence supposée. Car La Fontaine n’a pas choisi la succession Colbert en particulier : il est presque certain qu’il s’était déjà présenté sans succès, l’année précédente, à celle de l’abbé Cotin, poète galant caricaturé naguère par Molière en Trissotin. Battu alors par l’abbé Dangeau, il est normal qu’il tente de nouveau sa chance – et peu importe que ce soit sur le siège de Colbert.
Un témoignage, il est vrai tardif, rapporte que pour l’occasion il aurait pris la précaution de sonder les intentions de Boileau, lui aussi promis à cet honneur, et que celui-ci, de quinze ans son cadet, lui aurait laissé le champ libre. Mais l’Académie était alors plus ou moins divisée en coteries : parti du roi et parti dévot, parti des gens de lettres, parti des hommes d’État, de guerre et d’administration. Et du fait de la conversion de Louis XIV à une vie pieuse sous la pression de Mme de Maintenon qu’il venait secrètement d’épouser, parti dévot et parti du roi tendaient à se fondre et se confondre, sous la houlette du président de l’Académie, Toussaint Rose, secrétaire de cabinet de Sa Majesté. Soutien de Boileau, Rose se déchaîna contre la candidature de La Fontaine, lançant à ses partisans qui sans doute louaient le charme enjoué des fables : « Je vois qu’il vous faut un Marot » – qu’on pouvait certes entendre comme le nom du poète badin protégé par François Ier, mais tout autant comme le vocable insultant de « maraud ». « Et à vous une marotte », lui aurait répondu Benserade, par allusion au sceptre des fous.
La Fontaine fut néanmoins élu. Mais Louis XIV, protecteur de l’Académie, argua que cette élection ayant donné lieu à « du bruit et de la cabale », il en suspendait la consommation. On le comprit : ces messieurs élurent l’année suivante Boileau. Ce qu’apprenant, le roi leur demanda de « consommer l’élection de M. de La Fontaine qui jusque-là avait été suspendue ». Attribuer cette suspension au ressentiment de Louis XIV envers un dissident sous cape ne tient donc pas devant l’examen attentif des faits : simplement, Racine étant déjà académicien depuis dix ans, le roi attendait que l’on couronnât le choix conjoint qu’il avait fait de Boileau pour poète majeur et illustration éclatante de son règne, nouvel Horace auprès du nouvel Auguste ; et puis, autre motif de la défiance royale, motif que reprendra le discours par lequel l’abbé de La Chambre, directeur de l’Académie, allait l’accueillir, La Fontaine traînait la réputation détestable non d’un fabuliste caustique, mais d’un conteur scabreux heurtant de front le grand goût classique et l’air de dévotion confite qui allaient mettre sous leur chape de conformisme sclérosé la seconde moitié du règne.
Un bon signe de cette divergence de réputation entre le conteur et le fabuliste, c’est que le recueil des Nouveaux Contes, le plus hardi, paru en 1674 sous l’anonymat, sans privilège ni permission, fut interdit et saisi sur ordre du lieutenant de police La Reynie, alors que, parallèlement, Mme de Montespan, maîtresse attitrée du roi, acceptait que lui fût dédié le second recueil des Fables en 1678. Et en 1693 encore, c’est au nouveau dauphin, le duc de Bourgogne, éduqué par le pieux Fénelon, que le douzième livre des Fables sera dédié : le petit prince, y apprend-on, a même soumis au fabuliste le sujet qui lui a inspiré son apologue du Vieux Chat et la jeune Souris. Si les Fables étaient l’ouvrage corrosif et dissident qu’on suppose trop souvent, il faudrait croire que Louis XIV, ses ministres et sa police étaient myopes et sourds. En fait, ce sont les Contes qui ont entravé la carrière de La Fontaine, pour des motifs où la politique n’a que faire.
Concluons. Fidèle à Fouquet, La Fontaine le fut, et ses écrits le prouvent, pendant la procédure durant laquelle agir pour la cause de l’illustre réprouvé avait un sens. Que cette fidélité ait duré ensuite au plus profond de lui, qu’il en ait même conçu une défiance ou une haine durables envers Colbert, envers Louis XIV et envers le régime politique et l’ordre social de son époque, nous ne sommes pas en mesure de le savoir. Que la critique des travers humains de son temps et de tout temps lisible dans ses fables procède de cette expérience, c’est une lecture sollicitée et sélective de leur morale : amusée, ironique, sarcastique, indignée, voire désespérée, la voix du fabuliste l’est tour à tour, mais sans qu’on puisse sans anachronisme ni gauchissement sélectif de son propos pousser sa critique jusqu’à la diatribe ni l’orienter spécifiquement dans le sens d’une opposition à la politique du monarque et de son ministre.
Tout au plus peut-on tirer de l’assimilation méprisante tentée par Rose entre La Fontaine et Marot une explication de son échec à obtenir le statut de grand poète de Louis le Grand : les genres où il s’illustra, l’humble fable ésopique et le conte gaulois, le ravalaient au rang de maraud des belles lettres aux yeux d’un pouvoir qui hiérarchisait en termes de dignité générique les mérites littéraires et le monde de l’esprit. D’un autre côté, l’aimable familiarité qui avait présidé à ses rapports avec Fouquet, sur le mode humaniste du badinage que pratiquait un Marot avec le roi François, n’aurait pu que le desservir envers un Louis XIV divinisé, dans le cadre d’une politique culturelle d’État qui substituait la prosternation au simple respect et l’administration des choses de l’esprit, à leur libre jaillissement. Dissident, non ; décalé, peut-être : venu un siècle trop tard, après celui de Marot ; ou un siècle trop tôt, avant celui de Figaro.
L’écureuil foudroyé : Fouquet, Colbert et Louis XIV
Une explication intéressante et méconnue de l’acharnement de Louis XIV contre Fouquet figure dans les Mémoires de Brienne le jeune, qui connut les protagonistes de près. Il raconte qu’avant chaque conseil, Colbert instruisait le roi des questions délicates à poser à Fouquet. Celui-ci, instrument puis continuateur de la politique économique tortueuse de Mazarin, détournait l’interrogation et amusait le monarque, soit par souci déférent de préserver la mémoire du ministre qui avait instruit le jeune roi et lui avait sans doute beaucoup menti, soit par sentiment (très partagé alors) que l’intérêt de Louis XIV pour ces questions ardues et sensibles s’émousserait aussi vite qu’il était apparu et « qu’un jeune roi, livré à ses passions, ne serait pas longtemps fidèle à ses projets de travail » – à quoi bon dès lors entrer dans un détail souvent embarrassant ? Après le conseil, Colbert démontait point par point les réponses oiseuses du surintendant des Finances et démontrait au monarque qu’on cherchait à l’abuser. La vexation d’être pris pour dupe et floué comme un petit garçon dut atteindre le roi plus rudement encore que la découverte des coulisses d’un système peu orthodoxe et prévaricateur. L’attitude de Fouquet, peut-être fondée sur le louable désir de lui épargner la connaissance de certaines turpitudes devenues courantes sinon indispensables dès le ministère précédent, se retourna en crime de lèse-dignité royale. D’après Racine, Louis XIV aurait glissé à Mlle de La Vallière le jour où fut rendu l’arrêt de la cour de justice condamnant Fouquet à l’exil et à la privation de ses biens : « S’il eût été condamné à mort, je l’aurais laissé mourir. »On ne surestime jamais la part de l’affectivité dans une décision politique et juridique.
Le mystère des quatre amis de Psyché
L’identité supposée des quatre amis qui promènent le récit des Amours de Psyché (1669) dans les allées de Versailles a suscité depuis longtemps une curiosité fébrile. Comme un débat oppose Gélaste (« le rieur ») et Ariste (« le meilleur ») sur les mérites comparés de la comédie et de la tragédie, on a cru y reconnaître Molière et Racine. Le lyrisme d’Acante, teinté de mélancolie, le distribuait approximativement en Boileau, qui passe pour avoir été d’humeur sombre. Et Poliphile (« celui qui aime tout »), auteur du récit qu’il soumet au jugement des trois autres, ne pouvait être que La Fontaine, qu’on reconnaissait dans l’hymne à la volupté imité de Lucrèce qui conclut la promenade par une profession de foi hédoniste : « J’aime le Jeu, l’Amour, les Livres, la Musique, / La Ville et la Campagne, enfin tout, il n’est rien / Qui ne me soit souverain bien, / Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique. »
Le temps passant et la lecture s’affinant, on a tenté d’autres identifications, moins grossièrement évidentes. Sans doute aurait-on été mieux inspiré de considérer qu’Ariste et Gélaste avaient déjà fait une brève apparition dans Le Songe de Vaux inachevé et que leur débat y figurait sans doute dans le passage où le dormeur, qui s’appelle déjà… Acante, visite la chambre des Muses où sont représentées Thalie et Melpomène : La Fontaine l’y aura prélevé. Quant à Poliphile, c’est le nom du héros allégorique de l’Hypnerotomachia Poliphili (Le Songe de Poliphile), récit initiatique et allégorique de la Renaissance (1499), auquel La Fontaine référera justement le genre du songe littéraire dans les fragments publiés du Songe de Vaux en 1671. Psyché recyclait ainsi tout simplement l’esprit et la lettre de l’ouvrage interrompu par la chute de Fouquet. On a eu tort de chercher dans la réalité la clef de la fiction.


Comments