L’Hôtel de Guitry-Lauzun face au château une demeure disparue neuf années après son édification
- mikaelamonteiro11
- Apr 6, 2024
- 8 min read
De 1670 et 1679, deux hôtels particuliers construits par des hommes proches de Louis XIV faisaient face au château de Versailles. Reconnaissables à leurs dômes italiens et librement inspirés de l’architecture de Louis Le Vau, ils influeront sur l’architecture des Écuries royales de Versailles, qui les remplaceront après leur destruction.
Par Pierre-Xavier Hans, conservateur en chef au château de Versailles

Le 5 février 1670, Antonin Nompar de Caumont, comte de Lauzun, capitaine des gardes du corps de Sa Majesté et Guy de Chaumont, marquis de Guitry, grand-maître de la garde-robe, deux grands officiers proches de Louis XIV passent marché par procuration avec l’entrepreneur Alexandre Delespine pour la construction d’« un corps d’hôtel en face du château de Versailles » (1). Le comte de Lauzun et le marquis de Guitry, amis, entendent partager cet hôtel dont la conception appartient à l’architecte Thomas Gobert ainsi que l’atteste le contrat : « Le tout suivant les plans, profils et élévations faits par Gobert. » Le marché est conclu pour la somme de 54 000 livres.
Dans l'esprit de Rome
En Louis XIV, nous devinons le commanditaire effectif. Le monarque entend créer une ville dialoguant avec son palais. Dès 1664, les trois avenues au tracé en patte d’oie convergent vers le château et dès l’année suivante des hôtels sont édifiés flanquant l’avant-cour (2). La vue de Pierre Patel peinte en 1668 révèle l’ordonnance pavillonnaire conçue par Louis Le Vau (3). Tout s’accélère en 1669 avec la construction du Château neuf, qui aménage Versailles en un vrai lieu de résidence. Les terrains enserrés par les trois grandes avenues sont concédés aux courtisans ayant la faveur royale. Au centre de la grande percée axiale naissent quatre magnifiques hôtels, véritables petits palais, orientés vers le château. Gobert se voit confier le soin d’en dessiner deux pour les angles tronqués, délimités par les avenues qui forment la patte-d’oie, c’est-à-dire les plus beaux emplacements face au château.
Sur ces deux parcelles riveraines de la place d’Armes entre les avenues de Saint-Cloud et de Paris se dressait entre 1670 et 1679 l’hôtel de Guitry-Lauzun, à l’emplacement de la Grande Écurie, ainsi que l’hôtel de Noailles, sur la parcelle entre les avenues de Sceaux et de Paris à l’emplacement de la Petite Écurie. Anne, duc de Noailles (1615-1678) détenait la charge de capitaine de la première compagnie de gardes du corps du roi. Les deux hôtels identiques à dôme sont exécutés sur les dessins de Thomas Gobert. Derrière s’élevaient les hôtels de Chaulnes au nord et de Bellefonds au sud, exactement symétriques, à toits en terrasse bâtis sur les plans de Jules Hardouin-Mansart au même moment (4).
Un plan de la ville, de 1670 environ, montre les hôtels de Guitry-Lauzun et de Noailles précédés par une cour carrée ceinturée sur trois côtés de douves (5) et flanqués de petits communs construits en fond de cour de service (6).
Les deux hôtels se démarquent avant tout par leur dôme. Gobert garde à l’esprit l’aménagement de la Piazza del Popolo à l’entrée de Rome. Deux églises symétriques à dôme sont érigées à l’intersection des avenues traçant également une patte-d’oie.
Une architecture sophistiquée
À partir de deux vues d’Adam Pérelle et de Nicolas de Poilly vers 1675 qui montrent l’élévation côté ville des hôtels (7), d’un plan de l’hôtel en 1679 (8) ainsi que d’un dessin de l’élévation de l’hôtel de Noailles côté château (9), il est possible de redécouvrir cette architecture très sophistiquée, tout en n’ignorant pas les limites de ces documents, ce qu’ils peuvent véhiculer d’approximatif voire d’inexact (10).
Pourvu d’un rez-de-chaussée surélevé, le logis comprend côté cour en direction du château un corps central à un avant-corps et à l’arrière sur jardin côté ville un corps central à rotonde demi hors œuvre. Ce corps central est flanqué de deux ailes de trois travées. La demeure se rattache au type de la maison de plaisance construite en bordure d’agglomération.
Nous retrouvons le parti versaillais du logis double avec la symétrie de deux appartements de chaque côté du grand salon.
Le vestibule carré et le grand salon circulaire définissent l’axe central. Le vestibule séparant les deux salles à manger circulaires et le grand salon séparant deux antichambres rectangulaires, disposées dans le sens longitudinal, forment la partie centrale soit six pièces. Les ailes accueillent deux appartements, situés en enfilade de part et d’autre du grand salon pour créer le grand axe transversal, et comprenant selon la tradition : l’antichambre, la chambre, le cabinet et la garde-robe, comme dans les appartements de parade du château de Vaux-le-Vicomte, œuvre de Louis Le Vau. On observe la communication privilégiée entre les deux antichambres et le grand salon assurée par des colonnes pour former un espace de réception de trois pièces à la manière d’une galerie d’apparat.
L’élévation côté ville des deux hôtels connue par les estampes montre la travée axiale de la rotonde solennisée par un ordre superposé supportant un fronton triangulaire adossé au tambour du dôme. Le devis décrit un « appui de pierre dure pour servir de décoration et de soutien au dôme… ».
Le devis mentionne côté château le « portique avec les chapiteaux, frises et corniches… ». L’élévation de l’hôtel de Noailles laisse apprécier le beau morceau d’architecture que constitue l’avant-corps légèrement saillant de trois travées, à pilastres et deux colonnes (11).
Gobert conçoit deux faces à la volumétrie très différente : en direction du château, il établit une composition architecturale horizontale à comble brisé et péristyle dorique pour motif. Les ailes représentées sur la vue de l’hôtel de Noailles montrent des baies cintrées séparées par des trumeaux à table saillante, une moulure régnant au niveau des impostes et des archivoltes, des disques ornant les écoinçons. Côté ville, la vision du dôme l’emporte. La rotonde s’inscrit dans une composition architecturale sobre avec toit à un seul pan. Les chaînes de bossage et les bandeaux répondent aux techniques constructives de l’époque.
Dans le respect des consignes
Les contraintes architecturales avaient été fixées par la Surintendance des Bâtiments du roi : l’élévation était limitée à un étage et les façades étaient briquetées. Le devis du 5 février 1670 utilise à plusieurs reprises l’expression dévoilant à elle seule toute l’harmonie architecturale des abords du château de Versailles : « Les entablements et plaintes […] en forme de pierre […] et les tables en forme de brique. » Les murs en moellons enduits de plâtre étaient animés de tables en relief peintes à l’ocre rouge, les joints remplis de plâtre blanc. Les huisseries des façades étaient traitées de couleur jaune.
Côté château, en haut du perron on entre dans le vestibule passant entre deux colonnes, la pièce ouverte. On accède latéralement aux deux « salons à manger », pièces carrelées de grands carreaux de terre cuite et décorées de pilastres et corniches. Au-delà le salon à l’italienne, pièce pavée de pierre de liais et de pierres noires de Caen, prend jour sur le jardin, côté ville, par deux registres de baies. Des pilastres d’ordre ionique décorent le premier niveau du salon « couronné d’une corniche architravée qui portera saillie suffisante pour le corridor ou balcon et servira pour la communication des deux appartements lesquels pilastres et avant-corps seront de plâtre et proprement travaillés ». Ce passage d’une largeur de 80 cm environ pourvu d’une « balustrade de fer » a vocation de liaison entre les deux appartements hauts. Au-dessus du deuxième ordre prend naissance la voûte en coupole qui s’achève par l’ouverture du lanternon. Le thème du salon à l’italienne introduit en France par Louis Le Vau a inspiré les architectes.
Pour faciliter la circulation interne, les deux appartements du rez-de-chaussée sont doublés côté ville par un couloir auquel on accède par une entrée latérale. Ils mènent aux deux escaliers habilement disposés dans l’espace perdu entre l’antichambre rectangulaire et la salle à manger circulaire. Le devis prévoit des escaliers à belle rampe d’appui en bois à balustres. Les pièces du rez-de-chaussée bénéficient chacune d’un lambris de plâtre surmonté d’une corniche ainsi que d’une cheminée à chambranle en chêne.
L’édifice bénéficie de tout le confort, les garde-robes à fosses d’aisances, les lieux de commodité dotés de sièges à lunette en menuiserie. Le devis signale l’édification de deux bassecours encadrant l’hôtel, constituées chacune d’un petit corps de logis reliant deux pavillons et comprenant cuisine, office et garde-manger. On trouve ensuite les remises à carrosse, les écuries prévues pour accueillir une quinzaine de chevaux et la porte cochère ouvrant sur l’avenue.
Aquisition par le roi
Désormais résidence principale du souverain, le château et la ville se transforment et à partir de 1679 sont construites les Écuries royales à l’emplacement des deux hôtels de Gobert (12). Louis XIV se porta acquéreur des deux hôtels, qu’il songe alors à conserver. (fig 5). Des plans montrent leur intégration au cœur des nouvelles écuries. Finalement la différence d’échelle des hôtels conduit à y renoncer pour construire les impressionnants ensembles des écuries de Jules Hardouin-Mansart (13). Dès février 1679, il était question de détruire l’œuvre de Gobert, ce qui fut fait l’année même (14). Les deux demeures disparurent neuf années après leur édification.
On repère le paiement le 14 juillet 1680 de 420 livres « à Jacquier pour voiture de gravois de la démolition de l’hôtel de Guitry » (15) On sait que le 22 août 1702, Lauzun recevait en dédommagement la somme de 77 137 livres pour la moitié de la maison qu’il occupait au centre de la Grande Écurie (16).
Pour Louis XIV, les dômes font partie intégrante des attributs d’une ville glorieuse. Architecture de prestige, l’hôtel de Guitry-Lauzun témoigne d’un grand raffinement.
Les élévations extérieures de l’hôtel traduisent assez remarquablement le plan conçu avant tout comme un harmonieux dessin. L’articulation de l’hôtel doit beaucoup à l’art de Louis Le Vau – on pense effectivement au château de Vaux-le-Vicomte – et cette réalisation expose simultanément le nouveau goût architectural qui s’exprime à travers l’horizontalité de l’architecture, l’utilisation de l’ordre antique pour orner les façades ou bien encore la distribution et la diversification de l’espace intérieur. Les deux commanditaires n’occuperont jamais leur demeure.
La fin des travaux
En 1670, tout semblait réussir au comte de Lauzun (1633-1723) âgé de trente-sept ans, capitaine des gardes du corps, favori du roi, menant magnifiquement sa carrière et loin de se douter qu’en février 1670, vingt et un mois le séparaient de sa disgrâce.
À ce moment Mademoiselle de Montpensier, la Grande Mademoiselle, se prend d’une grande passion pour lui. Le refus royal de mariage intervient en décembre 1670 (17) mais vaut à Lauzun, en compensation, de bénéficier le 9 janvier 1671 des « grandes entrées » et le 30 mars 1671 du gouvernement du Berry (18).
À l’automne 1671, Lauzun intrigue pour obtenir la charge de colonel du régiment des gardes françaises (19). En raison de son inconduite (20), il est arrêté le soir du 25 novembre 1671 au château de Saint-Germain et incarcéré à Pignerol le 12 décembre qu’il ne quittera, gracié, que onze années plus tard le 22 avril 1681. Louis XIV le nommera duc le 1er avril 1692 (21). Le marquis de Guitry (1630 ?- 1672) disparaît quant à lui plus de six mois après l’arrestation de son ami. Louis XIV ayant créé en sa faveur la charge de grand maître de la garde-robe par provisions du 26 novembre 1669 (22), le serment est prêté le 7 février 1670 soit deux jours après la signature du marché de l’hôtel (23). Guitry est tué au début de la guerre de Hollande, le 12 juin 1672, lors du passage du Rhin au gué de Tolhuis (24). L’hôtel est achevé à sa mort.
C’est au grand talent de l’architecte Thomas Gobert (1638-1708) que l’on doit la réussite architecturale de ces deux hôtels versaillais à dôme accompagnant théâtralement le château.
Architecte du roi, Thomas Gobert, constructeur de luxueux hôtels à Paris, travaille aux côtés d’Antoine Le Pautre à Saint-Cloud pour Monsieur. Il construit pour celui-ci le Trianon de Saint-Cloud à partir de septembre 1670 et Colbert le désigne parmi les meilleurs architectes pour donner les projets d’un grand château neuf à Versailles, objet d’un concours organisé en 1669. Parallèlement, il œuvre en tant qu’ingénieur, Colbert le chargeant de l’exécution de la captation des eaux de pluie pour l’approvisionnement en eau du château de Versailles. Derrière ce personnage qui œuvre au second plan, on découvre un esprit éclairé. Architecte, ingénieur et inventeur, Thomas Gobert se distinguait également comme sculpteur (25).
Entre 1679 et 1683, Jules Hardouin-Mansart édifie les Écuries de Versailles. Si l’idée de conserver les hôtels comme ornement principal de ce nouvel ensemble monumental a rapidement été écartée (26), les Écuries telles qu’elles existent, reprennent de l’élévation côté château des hôtels dessinés par Gobert, le caractère horizontal de l’architecture, le thème récurrent des arcades et en premier lieu celui de l’avant-corps de façade à fronton.
コメント