« L’homme du royaume le plus difficile à amuser » passions et divertissements de Louis XV
- mikaelamonteiro11
- Mar 30, 2024
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« C’est un caractère caché, non seulement impénétrable dans son secret, mais encore très souvent dans les mouvements qui se passent dans son âme. Le tempérament du roi n’est ni vif ni gai ; il y aurait même plutôt de l’atrabilaire ; un exercice violent et de la dissipation lui sont nécessaires », observe le duc de Luynes, le 26 juillet 1743. Le duc de Croÿ et le comte Jean-Nicolas Dufort de Cheverny témoignent également, à divers degrés, d’un roi impénétrable sur lequel semble peser une lourde chape de tristesse. Bien plus qu’une distraction ordinaire de la vie curiale, les divertissements sont pour Louis XV une « dissipation nécessaire » à son esprit en proie à l’ennui. Le roi alternait ainsi les périodes d’activité intense et d’autres où rien ne paraissait l’atteindre : « avidité de plaisirs nouveaux, dégoût et ennui, sensibilité du moment, apathie générale et absolue qui lui succède », résume le marquis d’Argenson de manière lapidaire (1) ».

Ce caractère saturnien était l’expression d’une profonde mélancolie née des meurtrissures de son enfance. Seul enfant rescapé de l’effroyable hécatombe qui décima, en moins de deux ans, les trois générations d’héritiers présomptifs de Louis XIV, les premières années du roi furent marquées par une suite continuelle d’images lugubres : les lamentations et cortèges funèbres, les chapelles ardentes autour des cercueils qui se succédaient, le tableau de ses parents allongés côte à côte sur leur lit de parade avant d’être conduits ensemble à la nécropole royale de Saint- Denis, les marches nocturnes au son du De profundis, les appartements et jusqu’aux grilles du château, tendus de noir ou de violet pendant toute une saison, parfois même pour une année. En 1716, sa gouvernante la duchesse de Ventadour, que le petit roi appelait « Maman Ventadour », écrivait à Mme de Maintenon cette remarque prophétique : « Naturellement il n'est pas gai, et les grands plaisirs lui seront nuisibles parce qu’ils l’appliqueront trop (2) » ; souvent poussés à l’excès, ces « grands plaisirs » étaient autant de manières de se dérober à lui-même. Les archives et les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé au plus près permettent de lever le voile sur les passions et les loisirs de cet énigmatique souverain. Louis XV fut-il, comme l’affirmait d’Argenson, un roi « presque sans passions, ni goût dominant » si ce n’est le goût « de plaisirs, et même d’inutilité (ce qui est un goût) (3) » ?
Les « exercices violents » : chasses et courses de traîneaux
Rarement un monarque n’aura autant chassé. Depuis sa première chasse à courre, en septembre 1721 avec le duc de Bourbon dans le parc de Vanves, jusqu’à sa dernière sortie treize jours avant sa mort, Louis XV s’adonna à la chasse avec une ardeur particulière : au minimum trois jours par semaine - à partir de 1751 les lundis, mercredis et vendredis -, parfois cinq et quasiment quotidiennement de septembre à novembre lorsqu’il résidait à Fontainebleau ou à Compiègne. Pratiquant les deux types de chasses, à tir et à courre, la vénerie avait sa faveur, et il préférait de loin se défouler au grand air dans les bois et éprouver les fatigues des longues chevauchées par gros temps, bravant la pluie, le brouillard et les gelées, plutôt que d’assister aux représentations théâtrales données par Mme de Pompadour dans les appartements : « Le Roi ne va presque jamais à aucune comédie ; il court le cerf au moins trois fois la semaine, et le sanglier de temps en temps », note Luynes, le 5 février 1737. Louis XV ne regardait pas la chasse comme un simple divertissement : c’était avant tout l’aspect technique qui le passionnait. Doté d’une grande endurance physique, dirigeant de main de maître sa meute de chiens courants ainsi que les dizaines d’officiers à cheval qui le suivaient, il était doté d’un instinct très sûr et s’avérait un pisteur hors pair, capable par exemple d’analyser avec justesse une trace laissée par un animal. Ses trophées sont impressionnants : « Il me fit l'honneur de me dire que quelques jours auparavant, raconte Luynes, à une chasse semblable, il avait tué 60 pièces en une demi-heure ; il n'avait manqué que quatre coups (4) ». En 1750, le souverain abat 318 faisans et perdrix en trois heures et l’année suivante, 130 pièces en deux heures et demie. À la chasse à courre, on estime que le roi prit à lui seul près de 8 000 cerfs au cours de son règne, soit une moyenne de 100 à 150 par an.
Adolescent déjà, Louis XV s’adonnait au plaisir cynégétique avec une frénésie inhabituelle pour son âge. En juin 1724, l’avocat Mathieu Marais note dans son Journal : « Le Roi est grand, fort, toujours à la chasse, à la pluie, à la poussière, au soleil, et ne se soucie guère de fatiguer ses officiers ou ses courtisans. » Le caractère excessif de sa pratique fut également relevé par Edmond-Jean-François Barbier : « Le Roi ne songe qu’à chasser » note-t-il en août de la même année, avant de s’interroger, plus tard, sur le caractère profond de ce roi qui « court toujours, et l’on peut dire sans savoir pourquoi… (5) ». S’éprouver physiquement, dépenser une énergie intense est une manière de se fuir soi-même.
Veneur mais aussi meneur forcené ! De la même manière, le jeune souverain recherchait les sensations fortes que donne la grande vitesse lors de ses fameuses courses de traîneau à Versailles organisées les hivers de grande gelée. Ainsi transforma-t-il les traditionnelles promenades en traineaux du règne précédent, en véritables courses débridées où les participants, en général dix-sept ou dix-huit, étaient encouragés à se « couper », c'est-à-dire à passer à toute vitesse les uns devant les autres afin de se renverser, les chutes spectaculaires, et les rires qu’elles engendraient, avivant le divertissement royal. Louis XV était réputé pour conduire son traîneau à toute bride au point qu’aucune dame n’osait monter avec lui. Le 3 janvier 1739, la duchesse d’Orléans, déjà âgée, déclina ainsi l’invitation du roi arguant « qu’elle était trop vieille » et préféra monter avec le duc de Villeroy, mais Mme de Mailly, qui n’avait ni le rang ni la prudence de refuser, manqua de mourir d’effroi « et pensa se trouver mal de la vitesse dont le roi allait », témoigne Luynes, le 21 janvier 1740. Les courses duraient ainsi tout l’après-midi et parfois jusque tard dans la nuit. Le 7 janvier 1732, le Mercure relate : « Le roi prit le divertissement d’une course de traîneaux […] ; ayant changé deux fois de relais, le roi mena ensuite la compagnie à Trianon, où elle eut l’honneur de souper avec S.M. qui ne retourna à Versailles que vers les deux heures du matin au clair de la Lune. »
« Sa Majesté ne respire qu’avec des plans et des dessins sur sa table » (marquis d’Argenson)
Dans le domaine des arts, le roi avait une prédilection pour les Bâtiments et cette passion, s’en félicite le maréchal de Villars, lui permettait de joindre la gloire au divertissement. De François Ier à Louis XIV en passant par Henri IV, Louis XV est l’héritier d’une longue tradition de monarques bâtisseurs. Il lança d’ambitieux chantiers au premier rang desquels, ceux des maisons royales : le « Grand projet » de reconstruction Versailles (jamais réalisé), la transformation totale de Compiègne, l’édification d’une aile neuve à Fontainebleau, du Pavillon de Saint-Hubert, de La Muette, du petit château de Choisy et du Petit Trianon, le dernier illustrant mieux que tout autre son ouverture aux nouveautés du style « à la grecque ». Son règne fut aussi marqué par un ambitieux programme de constructions publiques telles la place Louis XV (actuelle place de la Concorde) destinée à servir d’écrin à la monumentale statue équestre du roi par Edme Bouchardon, l’École militaire par Ange-Jacques Gabriel, la nouvelle église Sainte-Geneviève par Jacques-Germain Soufflot (actuel Panthéon), l’Hôtel de la Monnaie de Paris par Jacques Denis Antoine et l’Ecole de chirurgie dessinée par Jacques Gondoin.
Comme son arrière-grand-père, Louis XV fut un « roi architecte », ayant « le compas dans l’œil » pour reprendre l’expression de Saint-Simon. Il se distinguait en effet par sa connaissance technique, pouvant aisément soutenir une conversation avec « les gens de métier », juger ou rectifier en expert un parti qu’on lui soumettait. Car c’était bien la pratique architecturale elle-même, et non seulement les bâtiments, qui le passionnait. Ses familiers le confirment, élaborer des plans resta toute sa vie son divertissement favori, un goût qu’il partageait avec Mme de Pompadour à la tête d’un parc immobilier d’une ampleur unique au xviiie siècle pour une femme, une favorite, une reine même. À l’instar de Louis XIV, il passa beaucoup de temps sur les chantiers : « Le Roi s'amusait, comme je faisais chez moi, à voir travailler des ouvriers, aimant et étant habitué à être toujours à l'air. Nous travaillâmes tout le jour à abattre un bosquet. Il me prit la serpe de la main pour abattre lui-même, ce qu'il faisait en homme fort et adroit », relate le duc de Croÿ, le 25 janvier 1752. Cette passion était favorisée par la relation de confiance qui le lia, pendant trente-deux ans, à Ange-Jacques Gabriel, son premier architecte, qui jouissait du privilège d’être logé dans un appartement situé dans la calotte du salon de la Paix, à proximité immédiate du souverain. Louis XV aimait se retirer seul avec lui pour travailler les plans : « Le roi fait continuellement dessiner devant lui, en particulier le jeune Gabriel, de ses bâtiments » observe, en 1739, le marquis d’Argenson (6) ; « S.M. a beaucoup de bontés pour lui, et il travaille très souvent seul avec le Roi pour les plans et des projets », confirme Luynes, le 1er mai 1742.
Louis XV annotait les plans que lui soumettait son architecte, esquissant même parfois lui-même des projets. Ainsi, le 9 janvier 1773, Gabriel écrit-il au marquis de Marigny, surintendant des Bâtiments : « Le roi m’a remis hier une idée qu’il a tracée sur du papier pour agrandir les accessoires du pavillon de Bellevue […] il m’a donné ordre de faire un plan qui puisse remplir ses idées (7). » Le roi avait en effet « le talent de dessiner » selon le duc d’Argenson (8), et il possédait un nécessaire d’architecte composé d’une équerre, d’un grand compas, d’un compas de 3 pouces, d’un petit compas simple de 4 pouces, d’un rapporteur d’argent, d’un pied d’ébène, de porte-crayons et de pince-papiers, livrés par le célèbre fabricant d’instruments scientifiques Jean-Jacques Langlois (9).
Le 18 janvier 1754, le duc de Croÿ raconte une scène insolite : alors qu’il évoque au duc d’Ayen son projet d’élever sur ses terres un pavillon de chasse (10), Louis XV se mêle à la discussion et entreprend aussitôt d’en dessiner le plan idéal : « Le Roi demanda ce que nous disions. Le duc d'Ayen dit que nous parlions campagne, que j'en avais une charmante auprès de Condé, qui commençait à faire grand bruit. […] Le Roi me demanda comment cela était je dis que c'était une forêt percée, et qu'il faudrait y refaire la maison au centre d'une croisée de quatre routes, à angle droit que j'étais embarrassé par les dessins parce que je voulais un salon au milieu qui vît des quatre côtés sans rien offusquer, et de jolis logements dans les quatre coins, qui eussent vue dans les routes. Le Roi aimait beaucoup les plans et le bâtiment. Il me mena dans son joli pavillon des jardins du Trianon [le pavillon français], me fit remarquer que c'était dans ce goût-là qu'il me fallait bâtir, et, en effet, c'est ce qui remplissait le plus mon objet. Il commanda à M. Gabriel de me donner deux plans qu'ils avaient faits ensemble dans le même goût, et, demandant du papier et du crayon, je lui fis un croquis de ma position. Il dessina ces idées longtemps lui-même et avec M. Gabriel, retournant cette position pour laquelle il parut s'intéresser (c'était ce que je voulais) pendant longtemps. »
Les sciences : sa passion la plus intime
« Je vis que le Roi aimait réellement les sciences », témoigne Croÿ, entendant par là que Louis XV aimait les sciences non comme souverain – son rôle était de les protéger et les encourager – mais bien par goût personnel, depuis son plus jeune âge. Sous l’influence du Régent qui entendait faire de Paris la capitale scientifique de l’Europe, il bénéficia, dès l’âge de sept ans, d’une éducation méthodique dispensée par les plus grands savants. Il se passionna pour l’astronomie, la géographie, la géométrie puis pour la botanique, la physique, la chimie, l’optique et l’électricité. L’enfant roi fut émerveillé par sa découverte, le 10 juin 1716, de l’Observatoire de Paris puis, le 21 février 1717, du cabinet du colonel d’infanterie et ingénieur d’Hermand, et par celle, le 25 juillet suivant, du célèbre cabinet de physique de Pajot d’Ons-en-Bray à Bercy, près de la Râpée (11).
Cinq ans plus tard, en avril 1722, il se rendit au collège d’Harcourt pour assister aux leçons de Pierre Polinière, fondateur de la science expérimentale en France et pionnier des recherches sur la lumière électrique. À Trianon, le 22 mai 1724, il assista avec Jacques Cassini et Giacomo Maraldi, à une éclipse totale de Soleil. Les deux astronomes apportèrent une pendule à seconde, un quart de cercle, une machine parallactique, deux lunettes, dont l’une à micromètre, et le roi fit transporter de ses cabinets un thermomètre et un baromètre pour observer les variations de températures et de pression de l’air pendant le phénomène, tandis que M. Meynier, hydrographe provençal, lui représentait sur une sphère mouvante « les différentes positions des astres les uns par rapport aux autres ». Comme en témoigne Cassini dans ses Mémoires, le roi ne laissa « échapper aucun des phénomènes intéressants qui arrivent dans le ciel (12) », et multiplia les observations, à Versailles, Compiègne (éclipse de Soleil, 25 juillet 1748), Bellevue (passage de Mercure sur le Soleil, 16 mai 1753) ou Saint-Hubert (passage de Vénus, 6 juin 1761).
Ce roi que l’on disait désabusé se montrait, en matière de sciences, inlassablement curieux de nouvelles découvertes. Distant et laconique avec les courtisans, il nouait avec les savants dont il aimait s’entourer des conversations sans fin : il s’agissait des astronomes Jacques et César-François Cassini, des frères Pierre-Charles et Louis-Guillaume Le Monnier, l’un astronome et l’autre médecin et botaniste, des chirurgiens La Peyronie et La Martinière, ce dernier jouissant de l’estime et de l’amitié du roi, le comte de Buffon, Jussieu et, parmi les courtisans, le duc de Chaulnes, un savant renommé, inventeur d’instruments de précision. Comme à son habitude, Louis XV se révélait connaisseur et capable, selon le duc de Croÿ, de comprendre et vérifier le fonctionnement d’appareils complexes.
Le roi possédait lui-même les plus beaux instruments scientifiques, chefs d’œuvres des arts et des sciences au premier rang desquels la célèbre pendule astronomique placée le 15 janvier 1754 à Versailles dans le cabinet qui porte son nom, les deux globes mouvants du pavillon de La Muette et une paire de microscopes à la pointe de la technologie, tous réalisés par l’ingénieur Claude-Siméon Passemant et le sculpteur et bronzier Philippe Caffiéri. L’inventaire du 6 juin 1774 dresse la liste des instruments scientifiques personnels du souverain dont il disposait pour son loisir, conservés dans les armoires de son grand cabinet intérieur (cabinet d’angle) et de sa garde-robe, tels « sept étuis de mathématiques » en or laque et diamants, probablement commandées chez Nicolas Bion, « un petit baromètre d’argent portatif », « une lunette d’approche garnie d’argent », « un graphomètre dans un étui de maroquin rouge » et le grand cadran solaire équinoxial à minutes mécaniques inventé par Julien Le Roy.
Dans un passage émouvant, le duc de Croÿ révèle que les sciences ne furent pas seulement pour Louis XV une distraction mais un refuge lorsque l’angoisse le submergeait, tel le 20 décembre 1765, au moment de la mort de son fils unique le dauphin. La « douleur noire » plongea le roi dans un silence mortifère dont seul Cassini parvint à le tirer : « Le Roi l’avait fait venir pour se distraire, les sciences étant, en pareil cas, avec la piété, la seule distraction des belles âmes mais les futiles courtisans tournaient cela en ridicule. Il m’étonna par ce qu’il me dit de la science et de l’exactitude avec laquelle le Roi fit lui-même les observations les plus difficiles et vérifia le bel instrument que M. de Chaulnes avait inventé. Il m’assura que les calculs et les remarques les plus justes lui étaient familières […]. Mais ce qui me frappa bien plus, c’est ce que M. de Cassini me dit, avec la véhémence du sentiment, de la douleur noire du roi […], M. de Cassini, qui restait dans les cabinets, le voyait couché dans un fauteuil, la mort dans l'âme (13). »
Les Tours du roi
L’art de tourner, c’est-à-dire de sculpter une pièce de bois ou d’ivoire mise en rotation sur une machine-outil appelée Tour, fut pour Louis XV un violon d’Ingres. Dès l’âge de douze ans et tout au long de son règne, il s’adonna avec passion à cette manière si raffinée de « désennuyer les solitaires et amuser les princes », selon l’article de l’Encyclopédie. À Versailles comme dans la plupart des résidences royales, il aménagea de nombreuses pièces prévues à cet effet. Le Tour exigeait de posséder d’excellentes connaissances en mathématiques et en géométrie. Louis XV y fut initié dès le printemps 1721 par Jeanne-Madeleine Maubois (1689-1777), fille de Jacques Maubois qui occupait la charge de maître de Tour de Louis XIV. En octobre de la même année, Pajot d’Ons-en- Bray offrit au jeune roi son premier tour qui fut installé au palais des Tuileries dans un « cabinet boisé » aménagé dans la chambre du trône. Le Mercure précise qu’il tourna pour la première fois le 10 octobre 1721 et qu’il « fait paraître beaucoup d’adresse et de goût dans cet amusement ». Le Tour devint l’une de ses récréations favorites.
Dès son installation à Versailles en juin 1722, il fit aménager une première pièce du Tour dans deux petits réduits situés dans le comble du château, au deuxième étage de la cour des Cerfs dite alors « de Mgr le comte de Toulouse ». De 1722 à 1774, on dénombre treize pièces du Tour, successives ou additionnelles, les machines étant fixes ou mobiles d’une pièce à l’autre (14). Des cabinets du Tour furent aussi aménagés dans les autres résidences royales : en 1737 à Fontainebleau (ce dernier changeant plusieurs fois d’emplacements jusqu’en 1769), en 1738 à Marly, en 1751 et 1764 à Compiègne. Ces petites pièces étaient le domaine exclusif du roi qui aimait s’y détendre et y vivre en simple particulier. Il n’y admettait que quelques privilégiés, tel, en décembre 1748 à Versailles, le duc de Croÿ : « Le roi fut charmant dans ce petit intérieur, d’une aisance et même politesse infinie. […] Dans le cabinet du tour, il fit allumer un fagot et nous fit tous asseoir autour de lui, sans la moindre distinction, et nous causâmes avec la plus grande familiarité, hors que l’on ne pouvait oublier que l’on était avec son maître. »
Secondé par Jeanne-Madeleine Maubois, Louis XV réalisa de ses mains de nombreuses pièces dont il appréciait faire présent. Ainsi, le 17 mars 1738, le duc de Penthièvre reçut-il un passe-partout du château qui avait appartenu à son père, le comte de Toulouse, que le roi plaça dans un étui tourné par lui-même dans un bois qui avait aussi appartenu au comtede Toulouse. Aux étrennes de l’année 1739, le souverain offrit plusieurs tabatières de sa création : « Il en tourna quelques-unes dont il fit présent à ses courtisans, et chacun en voulut avoir. » De même, l’année suivante, il offrit à Mme de Mailly un étui à cure-dents en ivoire tourné que cette dernière se plaisait à exhiber : elle « badina beaucoup avec », raconte Luynes. Sa maîtrise technique ne cessa de se développer, si bien qu’en 1770 il put exécuter des pièces d’une grande virtuosité, telles deux élégantes pendules en ivoire ajouré au dessin particulièrement complexe, véritables tours de force qu’il offrit à la jeune dauphine Marie-Antoinette, ainsi qu’à sa fille Madame Adélaïde.
Le Roi jardinier
La botanique fut sans conteste la passion à laquelle il consacra le plus de temps. Il avait été initié durant son enfance à la connaissance des plantes par son médecin Guillaume Lemonnier. Le 24 mars 1719, le duc d’Antin fit installer à son attention, sur la terrasse située devant son appartement aux Tuileries, « vingt-huit cloches de cristal qui venaient d’arriver de la manufacture de Nevers. Le Roi, au sortir de ses études, ayant vu ces cloches, fit aussitôt apporter de la terre et des oignons de fleurs, et un tablier blanc qu’il fit lier autour de sa personne, puis il se mit à travailler comme un jardinier de profession et à planter ces oignons et ces fleurs, qu’il couvrit de ces cloches (15). » Devenu adulte, Louis XV conserva le goût de s’occuper lui-même des plantes de ses jardins, comme un simple particulier, ainsi qu’en témoigne le duc de Luynes : « Le Roi arrive de Choisy ; il y a beaucoup planté ; il est occupé de sa maison et de son jardin comme un particulier l’est de sa maison de campagne (16). » À Choisy justement, à partir de 1754, il fit aménager des serres chaudes de plus en plus perfectionnées afin de cultiver des ananas dans des proportions quasi industrielles. En 1765, le jardinier Alexandre Brown, appelé spécialement d’Angleterre, proposa au roi une nouvelle serre révolutionnaire dont les travaux, avec les dépendances, maçonneries, terrassements, hangars, murs de clôture, châssis et stores toile cirée, atteignirent la somme astronomique de 60 000 livres (17).
À Trianon, le souverain demanda à son jardinier Claude Richard d’aménager un véritable laboratoire botanique composé de plus de 4 000 variétés d’arbustes, plantes, fleurs, fruits et légumes les plus rares provenant de tous les continents, organisé selon la classification dite « naturelle » améliorant celle du célèbre botaniste suédois Carl von Linné (fig. 5 Comme en témoigne le duc de Croÿ le 1er février 1754, l’un des plaisirs favoris de Louis XV était de faire « la tournée ordinaire de ses serres chaudes », pour vérifier le bon développement d’un plant, converser avec Richard, s’informer des recherches menées, apprécier, toujours en connaisseur, les résultats obtenus et suggérer une nouvelle expérience. Le souverain y passait des heures « au retour de la chasse » et même en plein hiver « malgré la neige et le grand froid ». Nouveau loisir ruineux pour le Trésor, précise Croÿ, qui « coûtait immensément, sans rien faire de beau à rester », sans compter « que l'on en faisait presque autant à chaque maison tant du Roi que de la Marquise ».
Caféiers et poulaillers
Dans les grandes serres de Trianon, le Jasminum Arabicum Coffea arabica, c’est-à-dire le caféier d’Arabie, s’était parfaitement acclimaté et produisait une bonne quantité de grains annuels que le roi se plaisait à torréfier lui-même. Il se faisait un plaisir de préparer, puis servir, à ses filles ainsi qu’à son entourage, son propre café. « On fut deux heures à table, avec grande liberté, et sans aucun excès. Ensuite, le Roi passa dans le petit salon. Il y chauffa et versa lui-même son café », raconte Croÿ, le 30 janvier 1747.
Le 5 juin de l’année suivante, le duc de Luynes a l’honneur de recevoir le souverain dans son château de Dampierre : « Il fut de fort bonne humeur pendant le souper et parut le trouver bon ; il resta à table jusqu’à onze heures et un quart. Il prit son café au sortir de table ; c’est du café qu'il fait lui-même ; il l'avait commencé avant souper, et le finit pendant qu'il était à table. » Sur trois plans cotés conservés aux Archives nationales, respectivement datés vers 1760, après 1760 et 1764 (18), on distingue parfaitement l’endroit où Louis XV préparait son café : situé d’abord dans une passage ouvrant par une fenêtre sur la petite cour du Roi, près de son cabinet de travail (cabinet d’angle) et de sa garde-robe (jouxtant le cabinet des Dépêches), le fourneau pour le café fut déplacé dans l’étroit corridor du premier étage reliant le Cabinet doré à la salle à manger des Retours de chasse (future galerie de géographie de Louis XVI) (19). Dans cette galerie dénommée Pièce du Tour et du Café, on distingue bien, devant la première croisée, dans l’embrasure de la fenêtre, le fourneau à deux feux pour le café. Le fourneau changea par la suite plusieurs fois d’emplacement, ce dont témoignent les inventaires mentionnant de nombreuses « Ancienne Pièce du café ».
Au-dessus de ses cabinets autour de la cour des Cerfs, le roi appréciait de se promener sur les terrasses verdoyantes, et même sur les toits. Il s’en servait pour passer plus rapidement d’un cabinet à un autre, n’hésitant pas à passer par les fenêtres et à faire la conversation par les cheminées ! Le 5 juillet 1737, le duc de Luynes témoigne : « Depuis quelque temps il monte après souper sur les toits du château, et se promène avec ceux qui ont eu l’honneur de souper avec lui jusqu’au bout de l’aile neuve et de là jusqu’à celui de l’aile des Princes. Il a été plusieurs fois faire la conversation chez Mme de Chalais, par une fenêtre qui donne sur le toit, et chez Mme de Tallard, par la cheminée. » Descendant des toits par une fenêtre ouverte ou par une échelle, il lui arrivait parfois de se retrouver bloqué derrière une fenêtre grillagée : « Lundi dernier, poursuit Luynes, il retourna encore à la même cheminée de Mme de Tallard, et ayant voulu descendre par la même fenêtre, il trouva les barreaux mis. Il envoya quérir un couperet, qui fut ce que l’on put trouver de plus près ; mais ce fut inutilement que l’on essaya de faire une ouverture… »
Au printemps 1748, au niveau du quatrième étage, sur la terrasse orientale de la cour des cerfs, il fit établir des colombiers-poulaillers, nommés « vollière » sur les plans. Agrandis l’année suivante, ils étaient constitués d’élégants édifices de treillage, d’un vestibule, de deux galeries-volière au sol recouvert de terre battue et au ciel grillagé permettant aux poules et aux pigeons de s’ébattre allègrement, et d’un grand pavillon colombier-poulailler en pan de bois revêtu de treillages (20). Passionné par zoologique et l’amélioration des races, Louis XV avait fait édifier, à La Muette puis à Trianon une ménagerie domestique, dite également « Nouvelle Ménagerie », avec une vacherie, une laiterie, une bergerie et des vastes poulaillers situés de part et d’autre du Pavillon français. Situés près des « laboratoires », les poulaillers suspendus de Versailles offraient au roi l’avantage de disposer d’œufs frais à proximité. L’ensemble fut supprimé en 1755.
Le petit jeu
Si les soirées d’appartement hebdomadaires instituées par Louis XIV furent plus rares sous le règne de Louis XV, le jeu public persistait sous une forme extraordinaire lors des grands évènements dynastiques tel, en 1745, le premier mariage du dauphin avec l’infante d’Espagne ou, en 1770, le mariage du futur Louis XVI avec Marie-Antoinette. Orchestré comme un véritable spectacle, le Jeu du Roi rassemblait « un monde prodigieux » dans la galerie des Glaces illuminée pour l’occasion. Le jeu privé ou « petit jeu », qui se déroulait dans les cabinets de l’appartement intérieur, était plus fréquent. Louis XV jouait trois fois par semaine, à l’occasion des soupers de retour de chasse. Les convives, une quinzaine en moyenne, disputaient une partie de billard en attendant le souper et, vers minuit, gagnaient le cabinet de la Pendule où étaient installées les tables de jeu pour le brelan, l’ombre, le piquet ou la quadrille. La comète, la cavagnole et le lansquenet avaient la faveur du roi.
Le 30 janvier 1747, le duc de Croÿ relate : « Il fit une partie de Comète avec Mme de Pompadour, Coigny, Mme de Brancas et le comte de Noailles, petit jeu que le Roi aimait, mais Mme de Pompadour le haïssait et paraissait chercher à l'en éloigner. […] Je restai appuyé sur l'écran, à le voir jouer et Mme de Pompadour, le pressant de se retirer et s'endormant, il se leva à une heure, et lui dit à demi-haut, ce me semble, et gaîment Allons ! Allons nous coucher ! »Luynes confirme : « Le Roi vient au salon jouer une partie de comète ; il fait la chouette à M. de la Vallière et à M. de Luxembourg (21). » Les jardins furent également le cadre de jeux de toutes sortes : au printemps 1725, le roi fit édifier un terrain de mail le long d’un mur du château de Versailles ; à La Muette, il avait fait installer une escarpolette et à Choisy, un jeu de l’Oie formé par des bosquets coupés à hauteur d’appui, planté en mars 1740 sur le modèle de celui de Chantilly.
Shéhérazade
Distraire le roi, vaincre son ennui chronique, tel fut aussi l’adversaire que la marquise de Pompadour affronta pendant près de vingt ans. Dans l’accomplissement de cette tâche désespérante de dérober le roi à lui-même, de vaincre son désenchantement profond, elle déploya une énergie prodigieuse, accroissant le rythme des opéras, des comédies et des concerts, s’employant à changer sans cesse son horizon, multipliant les « petits voyages » à Choisy, la Muette, Bellevue, Crécy et Trianon, dans l’intervalle des « grands voyages » à Compiègne, Fontainebleau et Marly. « La marquise et son entourage tiennent le roi dans une telle volubilité de mouvement qu’à peine Sa Majesté a-t-elle un moment de réflexion », témoigne le marquis d’Argenson (22).
Telle Shéhérazade avec le sultan Shahryar, elle s’efforçait de tenir perpétuellement en éveil « l’homme du royaume le plus difficile à amuser », selon l’expression de Dufort de Cheverny, par de nouveaux plaisirs et divertissements qu’elle semblait capable de réinventer à l’infini. Au risque parfois d’en faire trop et de commettre un faux pas. Ainsi le 1er septembre 1748, dans son château de La Celle, Mme de Pompadour organise pour le roi une fête nocturne d’une démesure extraordinaire : « Cette fête fut extrêmement jolie, raconte Luynes ; tous les différents divertissements furent exécutés avec tant de précision que l'on passait successivement de l'un à l'autre sans intervalle. Cependant le Roi parut y prendre peu de part et fut très-sérieux, ce qui fut extrêmement remarqué ». En effet, la marquise n’avait pas souhaité l’instruire de la fête « pour lui donner une agréable surprise ; on prétend que c’est ce qui ne réussit point auprès du Roi (23) ». Car si le roi aimait les « plaisirs nouveaux », il était « fort d’habitude » et détestait les surprises… Lorsqu’enfin, en 1751 elle décida de cesser toute relation charnelle avec Louis XV, ce dernier s’enlisa, avec le Parc-aux-Cerfs, dans les excès d’amours éphémères peu reluisantes, comme un nouveau remède à sa mélancolie. En vain, Louis XV demeure « un Roi qui s’ennuie, résume le duc de Croÿ, un être isolé au milieu de la foule et pour qui la foule n’est personne (24). »
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