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Gérard Sabatier « Versailles est un monde en recherche de représentation »

Professeur émérite des universités, membre du comité scientifique du Centre de recherche du château de Versailles, Gérard Sabatier a notamment publié Versailles ou la figure du Roi et a été commissaire, avec Béatrix Saule, de l'exposition « Le roi est mort ! ».


Propos recueillis par Mathieu da Vinha, directeur scientifique du Centre de recherche du château de Versailles



Pourriez-vous-vous nous parler de votre premier souvenir de Versailles ?


Gérard Sabatier : Il date des années 1980. Je me rappelle m’être promené dans la galerie des Glaces et les Grands Appartements car je vivais à ce moment-là surtout à travers des modèles italiens et notamment ceux des Farnèse. J’essayais de voir comment Versailles pouvait – à sa manière – témoigner d’une utilisation de l’image pour dire le pouvoir du prince. Ce sont ces images que je cherchais dans le Versailles des années 1980 qui était alors surtout l’affaire des historiens d’art et très peu celle des historiens qui considéraient, avec une sorte de snobisme, que ces aspects de la monarchie étaient des sujets ludiques et sans intérêt. C’était pourtant en tant qu’historien que Versailles m’intéressait pour comprendre l’influence des manifestations picturales des palais, pour dire le prince au moins, au mieux, au plus que les textes.


Après avoir travaillé sur la ruralité du Puy-en-Velay dans les années 1960, comment en arrive-t-on à s’intéresser à la représentation du pouvoir ?


G.S. : Mon premier travail et mes premières amours, qui demeurent toujours, étaient la ruralité et les rapports entre seigneurs et paysans, non seulement les rapports de domination, mais aussi les rapports de séduction. D’emblée, ce qui m’attirait dans l’histoire, c’était l’aspect matériel des choses, la manière dont pouvait s’articuler la représentation du pouvoir avec plus ou moins de prestige ou plus ou moins d’outils comme par exemple la forme des bâtiments. Je travaillais depuis de nombreuses années, comme la plupart des gens de ma génération, sur l’histoire économique et sociale sur laquelle j’ai commis quelques ouvrages. L’abandon de cette thématique est intervenu pour deux raisons. Tout d’abord, j’étais en poste à Grenoble alors que mes sources étaient en Haute-Loire, Lozère et Ardèche. Mais la raison principale était surtout que le directeur de thèse que j’avais à l’époque et que j’aimais beaucoup – Pierre Léon – était quelqu’un qui travaillait essentiellement sur l’industrie et la banque ; il ne connaissait pas grand-chose au monde rural, même s’il était un homme extrêmement attachant et soucieux de l’avenir de ses étudiants.


Que s’est-il passé alors ?

G.S. : Malheureusement, Pierre Léon est mort trop tôt. J’ai eu ensuite Pierre Goubert comme directeur avec lequel je m’entendais très bien. Mais, à la vérité, ce qui m’a fait abandonner ces histoires-là c’est que j’avais l’impression qu’en travaillant sur le monde de l’économie rurale je ne faisais qu’apporter, comme les démographes, un petit pourcentage à des choses déjà très connues. J’ai perdu tout enthousiasme au bout d’un certain temps… J’en étais là, à Grenoble dans les années 1980, quand il y eut une grande fermentation entre l’Institut d’études politiques et les historiens. Nous nous sommes tous mis à travailler sur le politique, et particulièrement sur la télévision qui faisait une grande percée, et sur l’importance des images pour amener à croire et à faire croire. Faire voir, faire croire était une thématique qui nous passionnait. Il y avait au même moment, avec l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, un surgissement du politique et de la puissance des images et c’est là qu’est arrivé à Grenoble Gérard Labrot qui avait beaucoup travaillé sur l’Italie du Sud et l’Italie pontificale à partir des images. Je me suis alors détourné du monde rural, sans l’abandonner complètement, pour me porter sur la lecture des images.


Et de nouvelles perspectives se sont ouvertes…


G.S. : Peut-être est-ce un peu outrecuidant, mais je me suis aperçu que la seule façon d’aborder les images était de le faire à partir de Versailles. Autant en Italie, il y avait des petits princes qui étaient des scénographes extraordinaires, autant à Versailles il n’y en avait qu’un ! Je me suis tourné vers le château du « Roi-Soleil » dans une démarche absolument personnelle, tout à fait solitaire et qui a relativement bien réussi. Contrairement à beaucoup, je n’ai eu à ce moment-là ni patron, ni guide, ni mentor. Ma carrière plutôt chaotique et lente s’en est ressentie.


Mais, au même moment, vous avez eu aussi l’opportunité de participer à un grand projet européen…


G.S. : Pendant que j’approfondissais mon étude de Versailles, un très grand projet européen sur la genèse de l’État moderne m’a permis d’affiner mes interrogations et mes perspectives. Ce programme, dirigé par Jean-Philippe Genêt, réunissait plus d’une centaine de chercheurs européens ; travailler avec Friedrich Polleroß ou encore Fernando Checa Cremades a été très enrichissant pour moi. J’ai aussi eu l’occasion de rencontrer Louis Marin, Daniel Arasse, avec lesquels j’ai eu d’importantes et très riches discussions. Les recherches qui étaient conduites en Espagne, en Italie, en Autriche, me faisaient ressentir une lacune quant à la lecture de Versailles non pas tant comme sujet d’histoire de l’art que comme instrument politique. J’ai commencé à cerner beaucoup plus ce qui m’intéressait, à savoir le programme iconographique de l’appartement du roi, de l’escalier des Ambassadeurs ou encore de la galerie des Glaces à Versailles par exemple. Ce programme précède l’installation de 1682 et marque l’aboutissement d’un premier Versailles. Dire si c’est baroque n’a aucune importance, mais c’est un Versailles des images, de persuasion qui n’est plus celui d’après 1682. Voilà comment j’ai fait ma thèse de doctorat avec Daniel Roche (1).


Dans une interview de 2013 (2), vous appeliez de vos vœux une histoire globale de Versailles mêlant l’étude du fonctionnement, des lieux, des textes, des rituels, des personnages et des images. Le programme que vous dirigez aujourd’hui sur le mythe de Versailles (3) en serait-il un aboutissement ou au moins une réponse ?


G.S. : Ce programme, initié par le Centre de recherche du château de Versailles, a mis quelque temps à se mettre en place et à poser une véritable problématique. On a trouvé un angle extrêmement pertinent par l’utilisation des mémoires et des ressentis des différents visiteurs étrangers qui ont fréquenté Versailles aux xviie et surtout xviiie voire xixe siècles, compilés dans la base faite par Flavie Leroux. À partir de là, Versailles devenait, pour l’équipe qui travaille sur le projet, quelque chose qui dépassait les images, l’architecture, l’art des jardins, pour englober un art de vivre, une sociabilité, une manière de gouverner mais aussi une esthétique. C’est donc une approche beaucoup plus globale de l’objet Versailles, qui jusqu’à présent avait été surtout vu à travers l’aspect beaux-arts, monumental et matériel. Maintenant, c’est davantage l’aspect institutionnel qui se révèle à travers l’étude des personnes qui y ont vécu. On connaît désormais bien mieux la Cour qu’on ne la connaissait il y a une trentaine d’années ; on connaît les stratégies qui s’y nouaient et combien elle était un élément fondamental à l’intérieur du royaume comme à l’intérieur de l’Europe, un « cluster » comme on dirait aujourd’hui [rires] qui ne véhiculait non pas la Covid mais les ambitions des gens qui y vivaient. Il y avait cette idée de prépondérance française qui était le but poursuivi depuis François Ier et encore plus à partir de Richelieu puis de Louis XIV.


Flavie Leroux pointe dans son article la difficulté de différencier « l’art de vivre à la française » de « l’art de vivre à la versaillaise ». Quelles seraient pour vous les caractéristiques de Versailles ?


G.S. : J’ai l’impression que ce qui caractérise Versailles, c’est que c’est un monde en recherche de représentation. On était à Versailles pour être vu, sous le regard du pouvoir, même si des tractations secrètes existaient. Au contraire, lorsque les courtisans étaient à Paris, il y avait un air de liberté, même si on était encore observés. Versailles était un terrain de bataille en permanence, au contraire des salons parisiens où s’épanouissaient une esthétique, un plaisir, une jouissance. La Cour a un aspect guindé, comme le montre le livre de Leonhard Horrowski (4), mais qui ne s’est pas maintenu longtemps. Une dichotomie est apparue dès le règne de Louis XIV puisqu’il a eu plusieurs chambres et lieux de retraite. Ce phénomène explosa sous Louis XV et il y eut dès lors deux Versailles parallèles : le Versailles propre du roi avec ses maîtresses, les petits appartements, les petits soupers, soit le privé du roi, lequel était juxtaposé avec une sorte de parade qu’il fallait tenir. Ce jeu d’écarts se réduisit sous Louis XVI qui lui essaya de réunifier ces deux Versailles et de jouer tout simplement le rôle de roi au détriment de son rôle d’homme. C’est la reine qui joua alors le rôle du Versailles délicieux, esthétique, personnel, etc. Cette dualité de la monarchie entre le roi et la reine sous le règne de Louis XVI, Louis XV l’assumait personnellement…


Ce qui conduit à de nouvelles perspectives…


G.S. : Ce que nous essayons de chercher, ce sont tous ces linéaments qui ont bâti l’image complexe de Versailles aux xviie, mais surtout xviiie et xixe siècles, avec tous les jeux d’adoption et de répulsion qu’on a pu avoir dans un xviiie plus complexe.

Versailles avait donc la vocation initiale d’incarner la toute-puissance du pouvoir du souverain…


G.S. : Incontestablement sous Louis XIV. Il y a d’abord cette construction des images dans les années 1670-1680. Avec les peintures, les statues, les salles, il s’agissait de faire en permanence une sorte de miroir du prince avec le roi au milieu et ces images autour de lui. Ensuite, on s’est moins attaché à ces aspects de figuration ou figures extérieures mais plutôt à des aspects de figuration vécus, agis. Le cérémonial avec le lever, le coucher, le débotté, etc., remplace à ce moment-là ce me semble la force des images. Le roi n’a plus besoin d’images, il est devenu lui-même cette image-là.


Mais pour représenter quoi ?


G.S. : L’expression de pouvoir « absolu », dont le concept a maintenant été travaillé et étudié avec justesse, n’est pas forcément adéquate. Disons une volonté d’un roi supérieur à tout autre qui prend naissance à la Renaissance et qui trouve son apogée au temps de Louis XIV, puis qui est imitée au xviiie siècle par des souverains de moins grande envergure. À ce moment-là, l’image de Versailles va se dédoubler.


Hugh Murray Baillie a été le premier à parler de Versailles davantage comme une exception qu’un modèle, qu’en pensez-vous ?


G.S. : Je ne pense pas que Versailles soit totalement une exception. Je dirais que les recherches montrent ce que nous, Français, avions pendant longtemps posé comme « le » modèle, pour des raisons qui tenaient à des idéologies nationalistes pendant l’entre-deux-guerres quand il s’agissait de montrer que nous étions toujours comme nous l’avions été au xviiie siècle, ne tient plus aujourd’hui car nous n’avons plus les mêmes motivations. Mais, inversement, il ne s’agit pas non plus de tourner casaque car le modèle versaillais, que nous avons étudié et que nous étudierons encore dans notre colloque en janvier 2022 (5), a continué à séduire. Il n’a pas été jeté à la poubelle, loin de là… Simplement, on a puisé dans Versailles ce qu’on voulait y chercher et on a trouvé ce qu’on voulait y chercher ! Cet impérialisme, qui avait certainement été celui de la cour des xviie et xviiie siècles, a été glorifié dans l’entre-deux-guerres et ne tient plus aujourd’hui. Tous les textes exhumés par Flavie Leroux montrent qu’il y avait une espèce de séduction des étrangers, et lorsque certains faisaient la fine bouche il y avait toujours quelque chose qui les séduisait. Je pense à ces ambassadeurs anglais qui se disaient qu’il fallait vraiment être Français pour ainsi aduler un prince, mais ils étaient eux-mêmes en adoration devant le roi de France ! Ils ne demandaient qu’à faire chez eux les mêmes jardins, les mêmes escaliers, les mêmes statues, etc. il y avait comme une sorte de schizophrénie entre la fascination et le désir de pointer ce qui n’allait pas véritablement.


Que reste-t-il aujourd’hui du rayonnement de Versailles ?


G.S. : Je pense : une partie seulement du règne des rois. Pour parler de façon caricaturale, Versailles est devenu un des hauts lieux du tourisme mondial et ce qu’il en reste n’est que le fantasme de la toute-puissance. Elle se matérialise par des moyens esthétiques comme les Grandes Eaux par exemple et cette manière de « fabriquer » un Versailles de Louis XIV, comme l’aurait dit Peter Burke, est dénoncée par certains, notamment en raison de la reconstruction de la grille, des dorures, du remeublement, etc. Sans critiquer ce parti pris, on a fabriqué un objet culturel international pour répondre à une demande. Où est le Versailles de Louis XIV là-dedans ? Bien sûr il est là dans les bâtiments, dans les peintures que l’on a restaurées mais qu’il faudrait peut-être mieux expliquer maintenant. Il me semble que c’est tout de même devenu un objet de consommation international. En termes mieux choisis, c’est un lieu où l’on se promène et qui donne à voir. Je ne veux pas dire non plus que c’est une fantasmagorie totalement fantastique : du temps des rois, Versailles a été un outil de gouvernement, une résidence, tout cela pour impressionner les visiteurs et exprimer la puissance du souverain et donc de la France. Aujourd’hui cela reste un objet de pouvoir, mais limité à la France, et non plus un objet de pouvoir politique. C’est un produit de consommation comme on en trouve partout dans le monde, à l’instar du temple d’Angkor.


Quel est votre lieu préféré de Versailles ?


Je dirais que c’est la maison du jardinier Antoine Richard, qu’on appelle aujourd’hui le pavillon de Jussieu dans le domaine de Trianon et où était installé le Centre de recherche jusqu’en 2015. J’ai le souvenir nostalgique de réunions du Centre de recherche du château de Versailles entre nous, dans cette petite maison mais dans le grand Versailles. Je me souviens aussi des retours tranquilles à pied en traversant le parc avec mon collègue, le professeur Mark Hengerer. C’était un havre de paix où fleurissaient les fleurs au printemps et, tout comme Talleyrand, je pense au plaisir de vivre sous l’Ancien Régime !

 
 
 

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