Eugène Battaille un conservateur à l’œuvre
- mikaelamonteiro11
- Mar 30, 2024
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À l’exception de Pierre de Nolhac, on connaît relativement mal la vie et la carrière des plus anciens conservateurs du château, notamment ceux du xixe siècle. Eugène Battaille (1817-1882), dont le musée a acquis un autoportrait en 2020, ne déroge pas à cet oubli. Pourtant, son rôle au sein de l’institution mérite d’être éclairé, tout comme son œuvre de peintre.

Antonin-Amédée-Eugène Battaille naît à Granville en 1817. Originaire de Versailles, son père est chirurgien aide-major à la Légion de Seine-et-Oise après une carrière prestigieuse l’ayant mené de la campagne d’Autriche à celle de Russie. Il se trouve en garnison en Normandie au moment de la naissance de son fils et quitte l’armée deux ans plus tard pour s’installer comme médecin dans sa ville natale, accompagné de sa famille.
Le choix des arts
Contrairement aux aspirations de son père, qui porte d’ailleurs quasiment le même nom que lui, Eugène Battaille embrasse une carrière artistique, après avoir commencé des études médicales. Il se forme auprès de deux peintres versaillais, Antoine-Félix Boisselier et Ferdinand Wachsmuth, de même qu’auprès de Léon Cogniet. S’il privilégie la peinture d’histoire, le jeune homme expérimente également d’autres voies, comme la peinture de genre mais aussi les arts décoratifs et le domaine de l’illustration. Pour sa première participation au Salon en 1843, le jeune homme de vingt-cinq ans présente un tableau inspiré de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, intitulé Les fiançailles de maître Pierre Gringoire. Il se marie à la fin de l’année 1840 et son épouse, Marie-Pauline Moriette, met au monde une fille peu après, prénommée Eugénie Émilie.
Malgré une participation assez régulière au Salon, Eugène Battaille peine à faire reconnaître ses talents. En 1844, il expose deux nouvelles toiles, dont Une Sainte Famille, pour laquelle il n’hésite pas à écrire directement à la reine des Français Marie-Amélie, afin qu’elle en encourage l’acquisition : « Aujourd’hui, Madame, j’ose appeller [sic] humblement sur cette demande, l’auguste appui que V[otre] M[ajesté] se plaît si généreusement à accorder aux arts qui se consacrent à la Religion, encouragement qui me sera doublement précieux et comme peintre et comme père de famille. Du cœur de l’artiste s’élèvera vers V[otre] M[ajesté] une reconnaissance égale au bienfait qui sera descendu sur lui. » Si nous ignorons à ce jour la réponse de l’épouse de Louis-Philippe, ce geste de l’artiste témoigne d’une certaine impatience suite à ses premières déconvenues. La critique ne l’épargne guère, comme à l’occasion du salon versaillais tenu à la salle du Jeu de Paume à l’été 1848. En réaction à une critique qui lui était adressée dans Le Courrier Républicain, Eugène Battaille épingle à l’entrée de l’exposition ledit journal, sur lequel il dessine un âne à destination de l’auteur des lignes controversées. Sa provocation, qui amuse le public, lui attire les foudres de la presse locale, dénonçant son inconvenance et spéculant sur l’arrêt définitif de sa carrière. « Son talent longtemps à l’agonie est mort aujourd’hui », conclut de façon cinglante le chroniqueur du Journal de Seine-et-Oise, lui reprochant de ne pas même savoir dessiner un âne…
Au service du musée
Aussi lapidaire et funeste soit-il, le présage ne semble pas s’accomplir et Eugène Battaille, sans se décourager, présente deux toiles au même salon l’année suivante. Toutefois, c’est probablement à ce moment-là que le peintre renonce à une carrière académique et se décide à frapper à la porte du grand musée de l’Histoire de France, dont il commence à effectuer des copies de tableaux. À la faveur du changement de régime, Eugène Battaille entrevoit l’opportunité de devenir conservateur en chef des objets d’art, dont le poste est vacant depuis plusieurs années. En janvier 1852, il sollicite auprès du ministre de l’Intérieur « la faveur d’être désigné pour en remplir les fonctions ». Dans une lettre qu’il adresse à Charles Blanc, l’artiste justifie la légitimité de sa démarche en vertu de ses origines et de ses travaux antérieurs : « Enfant de Versailles, j’ai passé ma jeunesse dans ce palais : c’est vous dire combien rien ne m’y est étranger. Artiste peintre, j’ai constamment exposé depuis dix années : c’est, je l’espère du moins, faire preuve de connaissances artistiques en rapport avec l’emploi que je sollicite. » Sa candidature bénéficie de l’entremise efficace de Jean-Gilbert Victor Fialin, duc de Persigny, proche de l’empereur Napoléon III, que son père a soigné peu auparavant. Avec l’appui de ce fervent bonapartiste, l’impétrant obtient gain de cause. À compter du 1er juillet 1852, il est nommé attaché ou « adjoint » au service de la conservation du musée de Versailles et devient ainsi l’un des plus proches collaborateurs d’Eudore Soulié, qui en dirige le service depuis deux ans.
Mais la mise en application de cette nomination, effectuée manifestement dans la précipitation, ne se fait pas sans quelques difficultés. Eugène Battaille s’en plaint ouvertement au comte Émilien de Nieuwerkerke, alors directeur général des musées : « En venant immédiatement à Versailles, par votre ordre, occuper les fonctions auxquelles m’a nommé la bienveillance de Mr le Ministre, j’ai du [sic] renoncer aux travaux que j’avais à Paris et couper court, de cette façon aux ressources épuisées aujourd’hui. Je vais, sous quelques jours être forcé de quitter l’appartement que j’occupais à Paris ; celui que j’avais pu momentanément occuper à Versailles, chez mon père me fait aujourd’hui défaut. Je suis donc menacé, dans un délai très court, de me trouver, après deux mois d’attente, sans argent, sans logis, sans travaux. » Après quelques ajustements, l’artiste obtient d’abord un logement au sein de l’aile des ministres nord, puis dans l’aile opposée. Il peut alors s’atteler à ses nouvelles fonctions et à son désir de combler des lacunes dans le musée, mis à mal par le déplacement d’un certain nombre de portraits de maréchaux au palais des Tuileries. C’est à cet effet qu’il exécute notamment la copie du portrait de Michel Ney, d’après l’original de Jérôme-Martin Langlois.
Une double carrière
La stabilité et les avantages que lui offrent son nouveau statut l’autorisent à poursuivre ainsi son activité de peintre, tout en œuvrant au sein du château. L’année même où il obtient cet emploi au musée, l’empereur achète l’une de ses toiles représentant une Sainte Madeleine en prière. Renforcé par cette situation, Eugène Battaille fonde en 1854 la Société des amis des arts de Seine-et-Oise, dont il rédige les statuts et dont il reste tout au long de sa vie non seulement un membre particulièrement actif, mais aussi un exposant régulier. Poursuivant ses travaux de copiste, il peint en 1856 son autoportrait qu’il présente au Salon l’année suivante. Bien accueilli par la critique, ce tableau témoigne de l’assurance prise par son auteur et de l’affirmation de son talent.
Son père, qui exerce depuis plusieurs années en qualité de médecin à l’hôpital civil de Versailles, est nommé en 1859 médecin des palais de Versailles et de Trianon en remplacement de M. Thibault, ce qui contribue également à assoir son autorité. De surcroît, un autre membre de sa famille, le baryton Charles-Amable Battaille, qu’Eugène portraiture dans le rôle de Pierre Ier, rencontre un énorme succès à l’Opéra-Comique, tout en enseignant au conservatoire de Versailles.
Néanmoins, des dissensions avec le comte Émilien de Nieuwerkerke semblent alors freiner l’ascension − ou l’ambition trop marquée ? − de l’artiste. L’intendant des beaux-arts de la Maison de l’empereur conteste que l’acquisition des œuvres d’Eugène Battaille puissent être favorisée par son administration. En 1861 lorsque l’artiste cherche à vendre un panneau décoratif représentant Le Printemps, Nieuwerkerke s’y oppose invoquant les « avantages » déjà « attachés à ses fonctions » : Battaille ne justifie pas « un besoin de vendre ses tableaux aussi réellement pressant que celui d’une multitude d’artistes […] et je puis à cette raison en joindre une autre non moins déterminante, c’est que tout récemment, et sur ma recommandation, S[a] M[ajes]té a bien voulu acheter une des œuvres de la fille de M. Bat[t]aille. » Exposant sous le nom de « Mlle Suzanne Battaille », Eugénie connaît en effet à son tour une renommée grandissante grâce à ses qualités de peintre sur porcelaine. Très présente au Salon des amis des arts de Seine-et-Oise, la jeune miniaturiste enseigne à Versailles avant d’ouvrir une école de dessin à Paris, sous le patronage de la Ville de Paris.
À l’orée des années 1860, Eugène Battaille connaît sans doute l’apogée de sa carrière, en s’épanouissant dans ses multiples charges. En 1865, ses deux toiles présentées au Salon, Le coup de feu du braconnier et Le coup de feu du gendarme sont acquises par l’administration des Beaux-Arts puis « donnés par l’empereur » afin d’orner le mess de la gendarmerie de la garde de Versailles. L’artiste se voit également confier l’exécution de plusieurs dessus-de-porte de l’hôtel de la préfecture. L’année suivante, il publie son premier ouvrage intitulé Du rôle et de l’importance de l’imitation dans les arts, restituant une des conférences qu’il donne à l’hôtel de ville de Versailles. Si son nom n’apparaît pas dans le catalogue de la fameuse exposition du Petit Trianon consacrée à Marie-Antoinette, organisée en 1867 sous l’égide de l’impératrice Eugénie, on lui confie en revanche la copie du portrait de la reine par Adolf-Ulrich Wertmüller, que l’on avait emprunté au musée national de Stockholm. Cette opération monopolise Battaille pendant plusieurs semaines car « ce portrait fourmille de détails minutieusement exécutés qui rendent ce travail très long », comme le constate très vite l’artiste, qui réclame des délais supplémentaires avant de faire réexpédier le tableau original.
Au cœur des drames
C’est dans ce contexte particulièrement heureux qu’Eugène Battaille perd sa fille unique le 26 mars 1869. La jeune femme de vingt-sept ans, également mère d’une petite fille, s’éteint à 6 h du matin dans le logement de ses parents dans l’aile des ministres sud. Cette terrible disparition sonne le glas d’une période particulièrement féconde à la fois pour l’homme et pour l’artiste. Si l’une de ses œuvres, intitulée Les trois marches de marbre rose, est achetée par l’administration des Beaux-Arts au Salon de 1870, les événements politiques des mois suivants vont considérablement déstabiliser la vie d’Eugène Battaille. Le désastre de la guerre franco-prussienne, suivi de la chute de l’Empire et de l’occupation de Versailles, contraignent celui-ci à bien des adaptations. Une grande partie des galeries du musée étant convertie en hôpital militaire, Battaille lui-même change en quelque sorte de métier en assistant son père, médecin honoraire depuis 1866, dans ses activités pendant toute cette période. Réquisitionné par les Prussiens, son bureau au sein du château est occupé au bénéfice de deux peintres allemands, tout d’abord Georg Bleibtreu puis Anton von Werner.
Au printemps 1871, alors que les Prussiens commencent à quitter Versailles, survient le drame de la Commune. Si l’on connaît relativement mal ses activités durant les semaines d’insurrection parisienne, l’artiste a laissé un témoignage visuel inédit de l’enfermement des prisonniers dans l’orangerie. Cinq aquarelles aujourd’hui conservées au musée Lambinet permettent de mieux visualiser la façon dont les Communards ont été « parqués » en ce lieu, transformé en prison au cours de l’été. Les caisses à oranger, vidées de leur contenu, ont servi à y délimiter un espace carcéral, gardé par les soldats de l’« armée versaillaise » d’Adolphe Thiers.
Si le changement de régime n’est pas fatal à la carrière d’Eugène Battaille, reconnaissons qu’il ne lui est pas entièrement favorable. À partir de l’automne 1871, il perd quasiment du jour au lendemain son logement dans l’aile des ministres sud au bénéfice des services ministériels Il se voit donc contraint de trouver un appartement en ville et reçoit à partir de cette date une indemnité financière compensatoire, ne conservant au château que son bureau professionnel. À ces déconvenues s’ajoutent de nouvelles disparitions de proches, d’abord sa mère le 28 novembre, suivie de celle de son ancien protecteur Jean-Gilbert Victor Fialin, duc de Persigny et de Charles-Aimable Battaille.
Âgé de cinquante-quatre ans, l’attaché de conservation n’a bénéficié d’aucun avancement depuis son accession au musée en 1852 et réclame de pouvoir accéder au grade de conservateur adjoint. Le 11 septembre 1872, il plaide sa cause auprès de Frédéric Villot, secrétaire général des musées nationaux. Eudore Soulié, lui-même officialisé tardivement en qualité de conservateur en titre, soutient pleinement sa démarche, affirmant : « Je ne peux que reconnaître combien la demande de Mr Battaille est fondée après vingt années de service qui ne lui ont apporté ni distinctions honorifiques, ni augmentations de traitement. »
Vraisemblablement soutenu par Adolphe Thiers, l’artiste obtient gain de cause l’année suivante. S’il ne participe plus à des salons dans la capitale, Eugène Battaille continue à s’investir dans ceux de la Société des amis des arts de Seine-et-Oise, tout en endossant progressivement la charge de travail d’Eudore Soulié, victime de problèmes de santé.
La fin d’une vie
Quelques jours seulement après la mort du conservateur le 29 mai 1876, Louis Clément de Ris est appelé à lui succéder, tout en conservant Battaille comme adjoint. Fort heureusement, les deux hommes s’entendent particulièrement bien et cette amitié joue sans doute beaucoup dans les dernières années de la vie de ce dernier, encore marquée par une série de deuils. En mai 1877, il enterre son père entouré d’une grande partie du personnel du château, puis sa femme l’année suivante.
Deux ans plus tard, Louis Clément de Ris entame des démarches pour lui faire attribuer la Légion d’honneur, justifiant celle-ci par les hauts faits de sa carrière : « Cette distinction serait la récompense des longs services rendus par M. Battaille dans ses fonctions au Musée, et des services exceptionnels qu’il a rendus pendant l’occupation allemande lors de la guerre de 1870. » Mais cette demande ne semble pas avoir abouti auprès des instances concernées. En dépit de ces multiples revers du destin, Eugène Battaille fait don au musée d’un plâtre représentant les frères Montgolfier, sculpté d’après Jean-Antoine Houdon. À l’automne 1881, il jouit du plaisir de pouvoir contempler l’exposition du Salon versaillais, qu’il a tant soutenue, au sein même du château, ce qui marque sans doute une consécration personnelle. Alité pendant six semaines en raison d’une « maladie de poitrine », il décède le 27 mars 1882 à l’âge de soixante-cinq ans, quelques mois avant la disparition de son ami Louis Clément de Ris. Inhumé au cimetière Notre-Dame, il ne laisse derrière lui que sa petite-fille Pauline Billot, désignée comme la seule et unique héritière de ses biens, notamment des nombreuses toiles issues de sa production.
Amoureux de Versailles, Eugène Battaille s’est inspiré des lieux tout au long de sa vie pour nourrir son œuvre, initiant un courant pictural qui s’épanouit dans les décennies suivantes. En parallèle de ses activités au musée, il importe de mieux saisir ce qu’a pu être sa production artistique, qui mérite d’ailleurs de ne pas être réduite à ses copies de portraits, sans doute moins habiles que ses propres créations… appelées aujourd’hui à être redécouvertes.
Un style identifiable
« M. Eugène Battaille, sous-conservateur au Musée historique, avait exposé deux toiles, mais nous n’en avons vu qu’une seule, un portrait qui fait le plus grand honneur à ses pinceaux ; dessin, fermeté de touche, exécution soignée, tout se trouve réuni dans cette belle peinture, dont la parfaite ressemblance n’est pas l’un des moindres mérites : c’est ainsi qu’à notre première excursion nous avons, rien qu’en passant, reconnu l’auteur. »
Chevalot, « Exposition des beaux-Arts. Dernier coup d’œil », Journal de Seine-et-Oise, 21 octobre 1857.
Une belle saison
« […] C’était une splendide saison à notre Versailles. Aussi que d’hôtes et d’hôtesses à notre musée. Tout le monde travaillait dans ces grandes salles fraîches à l’ombre pendant la chaleur et promenait le soir dans les belles allées de notre Parc. Et cela a duré jusqu’aux derniers jours d’octobre et même un peu de novembre. Voici les hirondelles parties et avec elles les artistes voyageurs et voyageuses. Il fait froid, les bassins du parc sont gelés, les feuilles tombent en masse il fait cependant encore un splendide soleil et la nature a des tons admirables mais il fait trop froid pour se risquer à peindre dehors […]. »
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