Deux vases Troubadour pour la duchesse de Berry
- mikaelamonteiro11
- Apr 6, 2024
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Le musée national des châteaux de Versailles et de Trianon conserve une vaste collection de vases de Sèvres du xixe siècle. Parmi eux, une paire à l’iconographie troubadour, traduite dans des couleurs vives et audacieuses, mérite tout particulièrement de retenir l’attention. Si ces deux vases dits « aux effigies de Charles VII et Agnès Sorel » ont été régulièrement cités comme témoins du goût pour le Moyen Âge développé à l’époque romantique, ils n’avaient jamais fait l’objet d’une étude approfondie (1). Ne présentant aucune signature ou marque de Sèvres visible, leur histoire ne pouvait être retracée que par le dépouillement systématique des archives de la manufacture et des inventaires du Garde-Meuble.
Par Christine Desgrez, chargée d’études documentaires au château de Versailles

On sait par le numéro « TU 2449 » estampé sur les socles en bronze que la paire était au palais des Tuileries en 1833, au rez-de-chaussée du pavillon de Marsan, dans le cabinet de travail de Ferdinand-Philippe, duc d’Orléans (1810-1842), fils aîné du roi Louis-Philippe (1773-1850) (2). Elle en sortit trois ans plus tard pour être enregistrée dans les magasins du Garde-Meuble le 20 avril 1836 (3). C’est sous la Deuxième République, en 1851, que ces deux vases « en porcelaine style gothique » furent extraits des magasins du Mobilier national (4), pour être envoyés, avec d’autres objets d’art, au nouveau musée du Grand Trianon et exposés dans l’actuelle galerie des Cotelle, où ils furent inventoriés en 1855 (5). Mentionnés en 1894 dans l’appartement dit « de Madame », dans l’aile gauche du palais (6), ils gagneront par la suite les réserves.
Les vases gothiques Fragonard, une nouveauté de Sèvres en 1823-1824
Haute de 36,7 cm, leur silhouette dérive de celle d’un vase « Médicis », agrémentée de deux anses formées d’enroulements végétaux, couleur corail à rehauts jaune d’or, librement inspirés du répertoire ornemental médiéval. Nommée « vase gothique Fragonard », cette forme fut créée à Sèvres par le peintre Alexandre-Évariste Fragonard (1780-1850) et admise par le directeur de la manufacture Alexandre Brongniart (1770-1847), le 25 juillet 1823. L’examen et le démontage des pièces ont permis de retrouver une marque de tourneur, « T /23-5 » pour « Thion mai 1823 », inscrite en creux à la base de la coupe de l’un des vases. Ces pièces font partie des six premiers vases de cette forme tournés par François-Joseph Thion (1790-1865) et portés à son compte le 31 mai 1823. Il en tournera deux autres au mois d’août et trois de plus en septembre la même année (7).
Nos vases ne peuvent donc avoir été décorés qu’entre 1823 et 1833. Les archives de la manufacture révèlent qu’entre ces deux dates, seules trois paires sont entrées au magasin de vente : deux vases, « décor gothique colorié tête », le 16 avril 1824 au prix de 1100 francs ; deux autres, « fond de moufle, décoration gothique sujet d’intérieur épisode du roman de Gérard de Nevers p.[ar] Mr Rumeau », le 26 juin au prix de 1600 francs ; une troisième paire « fond gris, ornements gothiques coloriés » le 5 mars 1825 au prix de 600 francs (8).
La première paire, peinte par Louis-Pierre Schilt (1790-1859) et dorée par Auguste Richard (doreur à Sèvres de 1811 à 1848) (9), entre mai 1823 et avril 1824, n’est que sommairement décrite par des formules comme « décor et ornements gothiques coloriés », avec parfois la mention de « têtes et attributs ». Cette description semble pouvoir s’appliquer aux vases conservés à Trianon, contrairement aux deux suivantes. La deuxième paire fut décorée de « sujets d’intérieur » par Jean-Claude Rumeau (actif à Sèvres de 1807 à 1824) (10). Enfin, la troisième fut peinte par Dalila Labarchède à la même période (11), des portraits de Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, duchesse de Berry (1798-1870) et de son fils le tout jeune duc de Bordeaux (né en décembre 1820), un bouquet de fleurs de lys complétaient son décor. Les trois paires furent montées sur des socles en bronze doré par Louis-Honoré Boquet (1786-1860), bronzier attitré de la manufacture.
Des vases destinés à la duchesse de Berry
Les deux premières paires firent partie d’une importante livraison, « sur ordre verbal du baron de Ville d’Avray, à fournir au château de St Cloud pour le 15 juin prochain [1824] » (12). Elles étaient destinées à la chambre à coucher de la duchesse de Berry (13). Cette livraison ne sera intégralement enregistrée dans le journal du Garde-Meuble que trois ans plus tard (14). Si l’on ne retrouve pas la trace de nos vases dans l’inventaire de Saint-Cloud dressé en 1826-1829, leur présence aux Tuileries en 1833, invite à les rechercher dans le catalogue antérieur du palais. Les quatre vases y sont bien répertoriés en 1826 dans le salon du billard de la duchesse, au pavillon de Marsan, appartement qui sera occupé par le duc d’Orléans dès 1830 (15). Les deux vases peints par Rumeau sont mentionnés sans numéro et il est précisé qu’ils « appartiennent à S.A.R. Madame, Duchesse de Berri [sic] ». On retrouve la même mention pour l’autre paire, qui elle, s’est pourtant vue affecter un numéro (n° 9076). En 1987, dans une étude sur les premières commandes royales néogothiques, Colombe Samoyault-Verlet avait remarqué cette anomalie et y voyait une simple erreur de copiste (16). Cependant, on peut aussi supposer que les quatre vases livrés par Sèvres au Garde-Meuble à Saint-Cloud furent offerts par le roi à Marie-Caroline, puis transférés dans son appartement des Tuileries à une date indéterminée (sans repasser par le Garde-Meuble, puisque propriété de la duchesse). Seule notre paire resta aux Tuileries après 1830, probablement déjà rendue – ou revendue – au roi au moment où l’inventaire fut dressé en 1826. Conservée un temps par le duc d’Orléans, elle fut transférée au Garde-Meuble en 1836.
Un décor néo-gothique
Si l’histoire de nos vases est à présent bien établie, leur décor néogothique soulève bien des questions. Le centre de chaque face est occupé par un médaillon rose quadrilobé dans lequel s’inscrit, sur les faces principales, une tête de profil peinte façon camée se détachant sur un fond d’or : sur l’un, la tête d’un jeune homme tournée vers la droite ; sur l’autre, celle d’une jeune femme tournée vers la gauche.
Ce couple est vêtu de costumes d’inspiration Renaissance : chemise à galon brodé et chapeau à grandes plumes pour lui ; fraise, coiffe et voile pour elle. Les médaillons des revers sont occupés par des attributs, bourdon et besace de pèlerin sur le premier, mandoline sur l’autre.
Un décor ornemental à caractère pseudo-héraldique se développe autour de ces médaillons, en trois rangs délimités par des bandeaux gemmés couleur or. Au rang supérieur, lances, heaume à grandes plumes et harpe encadrent des oriflammes portant diverses devises : « pour mamie », « vaillance », « courtoisie », « honneur » sur le premier vase ; « constance », « fidélité », « loyauté » et « courage » sur le second. Au deuxième rang, d’autres devises sont inscrites sur des phylactères placés au centre de quadrilobes à redents : « Franc […] », « Dieu », « foi » et « gloire » sur le premier ; « amour », « à lui », « le Roi » et « […] s dam » sur le second. Le rang inférieur est occupé par la répétition d’un blason au lévrier enchaîné, supporté par un griffon et un lion adossés.
Peinte sur fond gris, la partie inférieure de la coupe est marquée d’une moulure à bandeau rouge et or ponctué de rosettes bleues ; le tout est bordé d’une part d’une frise de trèfles d’un vert acide, de l’autre de feuilles d’acanthe à nervures mauves agrémentées de crosses et fleurettes de même couleur. Le pied, lui aussi à fond gris, est marqué par un nœud et une base dorés rehaussés de feuilles peintes façon camée.
Des portraits à identifier : Gérard de Nevers et la Belle Euriant ?
Dans ce décor, comme dans les sources antérieures au milieu du xixe siècle, aucun des personnages n’est nommé. Seul l’inventaire de 1826 précise que chaque face « représente un enfant ». En 1851, dans la liste des œuvres destinées à Trianon, les vases sont très sommairement décrits comme « 2 vases en porcelaine style gothique » et c’est une mention d’une autre main qui nomme « Agnès Sorel et Charles VII ». Les inventaires successifs de Trianon, en 1855 et 1894, reprendront cette dénomination encore en usage aujourd’hui. Pourtant, on ne peut que constater l’absence d’armes de France, de chiffre ou de légende identifiant le souverain ou sa maîtresse. Le blason est de pure fantaisie.
La comparaison du vocabulaire ornemental de nos vases avec ce que l’on sait de la seconde paire livrée en 1824 chez la duchesse de Berry à Saint-Cloud permettrait, peut-être, d’en proposer une autre lecture. Si ces vases ne sont plus connus aujourd’hui, l’inventaire des Tuileries de 1826 les décrit à « fond Lilas tendre avec inscription de Gérard de Nevers la belle Euriant et sa gouvernante, et un blason de l’autre côté, anses bleu et or à enroulemens et feuilles, L’autre La Comtesse de Nevers, son Fils et la belle Euriant ; de l’autre côté un blason ». Ce décor reprend l’un des thèmes de la littérature chevaleresque remise à la mode depuis la fin du xviiie siècle. L’Histoire de Gérard de Nevers et de la belle Euriant sa mie fut publié à Paris par Tressan en 1792, illustré de gravures d’après Moreau le Jeune (1741-1814) (17). Ce roman courtois, connu aussi sous le titre de Roman de la violette, composé à l’origine en vers par le poète Gerbert de Montreuil dans les années 1220, fut mis en prose au xve siècle. Il raconte les amours contrariées du noble chevalier Gérard (ou Girart) de Nevers et de la belle Euriant (ou Euryanthe). L’intrigue repose sur un pari entre le héros prétendant publiquement à l’amour exclusif de son amie d’enfance et Liziard, comte de Forest, se vantant de pouvoir la séduire. Grâce à la complicité de la vieille gouvernante Gondrée, Liziard découvre la marque de naissance en forme de violette qu’Euriant porte sous son sein et prétend avoir remporté son pari. Les amants sont séparés. Après maintes péripéties, le roman se clôture par un combat opposant les deux rivaux, dont Gérard sort vainqueur. L’innocence d’Euriant démontrée, le héros récupère ses biens, ceux du traître et épouse enfin sa mie.
Une note de Rumeau décrit plus précisément les scènes figurées de ses vases : « […] Ainsi pour le 1er sujet/ “Tous deux avaient une voix charmante, Euriant jouait de la harpe, Gérard pinçait de la guittare et faisait de jolis vers. Ils recevaient ensemble des leçons d’un ancien troubadour et la comtesse de Nevers assistait à leurs petits concerts.”/2e sujet : / “Madame Gondrée gouvernante d’Euriant portait à sa ceinture une bouteille d’étain pour mettre son eau bénite, Gérard lui fit présent d’un joli flacon d’or et Euriant emploiait ses plus beaux points de Venise pour ajuster le collet montant de sa bonne”. […] » (18) Le premier sujet évoquant les débuts du roman semble correspondre en tous points à la gravure d’après Moreau le Jeune publiée dans l’édition de 1792, page 15. On y retrouve l’ambiance du décor ornemental de nos vases : arcatures gothiques, costumes d’inspiration Renaissance, harpe pour Euriant et guitare pour Gérard. Il est séduisant d’y voir une évocation des premières pages du roman. Les petites violettes émergeant des feuillages à la base des coupes pourraient être une allusion à cette tache de naissance découverte par ruse. Les heaumes, lances et devises symboliseraient le combat final illustré par une autre gravure, page 205.
Ainsi, les figures inscrites dans les médaillons des vases de Trianon ne seraient pas les portraits de Charles VII et Agnès Sorel, mais bien ceux des « deux enfants », Gérard de Nevers et Euriant, faisant de cette paire le pendant de celle peinte par Rumeau. Après avoir reçu livraison de l’ensemble en 1824, la duchesse de Berry n’aurait gardé en pleine propriété que la paire la plus richement décorée. Le duc d’Orléans conservera nos vases durant six ans dans son cabinet de travail, montrant par là un goût plus connu chez sa sœur Marie, dont le salon gothique installé en 1835 dans son appartement des Tuileries est si représentatif. Bien que mentionnée « anses fracturés » en 1851, la paire fut jugée suffisamment remarquable pour être envoyée au musée du Grand Trianon et exposée dans la galerie.
Ni les dessins de Rumeau ni les modèles de nos vases n’ont pour l’instant été retrouvés dans les fonds de la manufacture de Sèvres. Leur décor néogothique n’en reste pas moins un bel exemple du style troubadour développé à Sèvres durant la Restauration, en particulier sous le crayon d’Alexandre-Évariste Fragonard. S’il est délicat de lui en attribuer la paternité avec certitude, contrairement à la forme même des vases, une brève mention dans les travaux des peintres de 1824 pourrait être un indice : le 27 mars, le peintre Schilt est payé 600 francs pour deux « vase gothique Fragonard Dessin d’un colorié d’après les dessins de Mr Fragonard » (19).
1• Le Décor de la vie à l’époque romantique, 1820-1848, Paris, Pavillon de Marsan, 1930, cat. 1229, p. 161. (dits « en porcelaine de Paris ») – Cathédrales, 1789-1914 : un mythe moderne, Rouen, Musée des Beaux-Arts, 2014, n° 134, p. 276, repr. p. 279. (daté vers 1840) – Cau (E.), Le Style Troubadour, l’autre romantisme, Paris, Gourcuff Gradenigo, 2017, p. 129-130, fig. 88. – Paris romantique, 1815-1848, Paris, Petit Palais-musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, 2019, cat. 52, p. 64-65, repr. (daté 1827-1833).
2• Archives nationales (AN ensuite) AJ 19 170, Inv. Tuileries 1833, f° 172, n° 2449.
3• AN AJ 19 633, Journal du Garde-Meuble [1836], vol. 10, fol° 241, n° 13722.
4• Archives du musée de Versailles (AMV ensuite), TE 25, Conservation du Mobilier national. Feuille de sortie N° 8 du 9 avril 1851, n° 13722.
5• AMV, TE 16, Inv. Trianon 1855, n° 1379.
6• AMV, TE 23, Inv. Trianon 1894 B, n° 553.
7• Archives de Sèvres. Cité de la Céramique (ASCC ensuite), Pb 5, Feuille de travaux de 1823, Repareurs et tourneurs.
8• ASCC, Vv 1, Pièces entrées au magasin de vente, […], f° 215, feuille N° 23-13 ; f° 218, feuille N° 40-7 ; f° 231v°, feuille N° 10-41.
9• ASCC, Pb 5, feuille N° 23, Feuille d’appréciation des pièces entrées au magasin de vente le 16 avril 1824, N° 215-6.
10• ASCC, Pb 5, feuille N° 40, Feuille d’appréciation des pièces entrées au magasin de vente le 26 juin 1824, N° 218-6.
11• ASCC, Pb 6, feuille N° 10, Feuille d’appréciation des pièces entrées au magasin de vente le 5 mars 1825.
12• ASCC, Vtt, 1ère série, p. 124, 10 mai 1824 ; ASCC, Vbb 6, Présents, ventes à crédits, 19 juin 1824, f° 31v°.
13• La troisième paire sera livrée à Melle Labarchède pour le compte de S.A.R. la duchesse de Berry, le 4 mars 1825. ASCC, Vbb 7, Présents, ventes à crédit, 1825, f° 102 v°, N° 231-41.
14• AN AJ 19 720, Journal du Garde-Meuble 1827, f° 159, n° 15464 et 15465.
15• AN AJ 19 158, Inv. Tuileries 1826-1829, f° 21-22, n° 9076.
16• C. Samoyault-Verlet, « Du style “à la cathédrale” au mobilier néo-gothique (d'après les achats de la famille royale entre 1815 et 1848) », Mélanges Hubert Landais, Paris, Blanchard, 1987, p. 180.
17• Tressan, Histoire de Gérard de Nevers et de la belle Euriant sa mie, éd. ornée de figures en taille douce dessinées par Moreau le jeune, Paris, impr. Didot Jeune, 1792.
18• ASCC, Pb 5, dossier Vases, 1824, n° 19, lettre de Rumeau à « M. Gérard, peintre de la Manufacture de porcelaine, à Sèvres ».
19• ASCC, Vj’ 31, Journaux des travaux des peintres, 1824, f° 49.
Le goût de la duchesse de Berry
Arrivée à Paris en 1816 pour épouser Charles-Ferdinand d’Artois, duc de Berry (1778-1820), second fils du futur Charles X (1757-1836), Marie-Caroline de Bourbon-Sicile (1798-1870) devient rapidement la coqueluche de la Cour. Jeune, vive et attachante, elle est l’une des figures marquantes de la Restauration. À la suite de l’assassinat du duc, elle quitte le palais de l’Élysée pour occuper l’ancien appartement de son époux aux Tuileries, dans le pavillon de Marsan. Toujours à l’affût de la nouveauté, elle renouvelle sans cesse son ameublement. Sans doute influencée par son amie la comtesse d’Osmond (1797-1853), dont le cabinet gothique réalisé vers 1817-1820 nous est connu par une aquarelle de Garneray (coll. part.) (A), elle montre un intérêt précoce pour le style troubadour. Les vases conservés à Trianon en sont l’un des rares témoignages. Placés dans son salon du billard aux Tuileries aux côtés de la seconde paire en pendant, ils voisinaient avec une pendule en porcelaine de Sèvres « genre gothique, sujet de Bayard à Brescia, mouvement de J.J. Lepaute », présent du roi Louis XVIII (1755-1824) en janvier 1824. Cinq ans plus tard, la duchesse confirmera ce goût en organisant le fameux « Quadrille de Marie Stuart » au cours duquel les participants durent reconstituer le plus fidèlement possible les costumes d’époque. La même année, elle commandera à Sèvres le coffret à bijoux en forme de châsse gothique, à son effigie, dessiné par l’ornemaniste Jean-Charles-François Leloy (1774-1846), aujourd’hui conservé au musée du Louvre (B).


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