Dans la garde-robe de Molière
- mikaelamonteiro11
- Apr 6, 2024
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« Les habits des femmes sont présentement presque autant rempli [sic] de freluches que celui du nouveau Monsieur de Pourceaugnac l’est de franges. J’en vis dernièrement un noir tout couvert de freluches blanches, et il semblait de loin qu’il fut tout rempli de neige » (1). Plumes, freluches et franges : la garde-robe de Molière nous livre un pan de l’histoire de la mode à travers le xviie siècle. Qu’ils soient de ville ou de scène, les habits du célèbre dramaturge traversent aujourd’hui les siècles grâce aux inventaires de sa garde-robe et à ses œuvres théâtrales.

Par Corinne Thépaut-Cabasset, présidente du comité international ICOM Costume
Se représenter ou reconstruire une garde-robe historique du xviie siècle est presque impossible tant les témoignages matériels manquent. Bien souvent, seule la documentation iconographique (portraits, dessins et estampes) arrive à rendre visibles les habits d’époque, détruits, non attribués ni répertoriés, détériorés ou transformés. Quelques rares vêtements historiques qualifiés de « costumes », car portés sur scène, sont conservés dans des collections de théâtres tels que l’ancien théâtre royal à Copenhague ou celui de Cesky Krumlov en République tchèque.
À la recherche de la garde-robe de Jean-Baptiste Poquelin
Jean-Baptiste Poquelin meurt à Paris, à son domicile, le 17 février 1673. Le lundi 13 mars 1673 commence son inventaire après-décès. Cette pièce d’archive authentique est conservée au minutier central des notaires de Paris, aux Archives nationales de France. Ce document unique rend compte, avec méthode et précision, de l’état des biens du défunt au moment de son décès, en apprécie l’état, la quantité et la valeur.
C’est dans cet inventaire que se trouve, en date du mardi 14 mars 1673, la liste des vêtements contenus dans des malles, des boîtes et des coffres bahut, ceux-là même constituant la garde-robe de Molière à la scène (ceux de ses personnages littéraires) et à la ville.
Ce document commenté par les extraits littéraires des pièces de Molière et des reportages des modes du temps dans LeMercure Galant par Donneau de Visé permet de dresser un panorama de la mode française dans les premières décennies du règne de Louis XIV, dont Paris devient la capitale européenne et la cour de Versailles le centre névralgique.
Les critiques comiques
Dans bien des cas, les personnages des pièces de Molière sont tiraillés entre être ou trop, ou pas assez à la mode de leur temps. Se soumettre au dictat de la mode est un ressort comique bien utile dans les situations de comédie, et la mode à la cour a des extravagances dont il est bien tentant de se moquer. Être à la mode est une question clairement posée dans la psychologie des personnages du théâtre de Molière. Si l’on en croit ce qu’en disent Sganarelle dans L’École des maris, et Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme, les bas de soie sont fragiles et trop étroits, les souliers font mal aux pieds ou sont ridicules avec leurs touffes de rubans, les chapeaux trop petits, les vestes et pourpoints trop ajustées, les culottes trop larges, les hauts de chausses comme des cotillons, les cols et manches des chemises, trop longs et pendants, les habits, surchargés de décors, de plumes, de freluches ou de franges, sans oublier les gants, la perruque, l’écharpe et le ceinturon. Les vêtements encombrent et l’esprit et le corps.
Dans le ressort de la comédie, certains personnages n’hésitent pas à prendre position contre cette injonction mondaine que Sganarelle, dans L’École des maris, qualifie de « sottises ». Il ne veut « point démordre » de son habillement ni d’une coiffure « en dépit de la mode » et lance au public : « Qui me trouve mal, n’a qu’à fermer les yeux ».
C’est à travers ce discours que la mode entre en scène dans les pièces de Molière, tout à la fois burlesque et inscrit dans la réalité contemporaine, reflétant probablement les préoccupations humaines et sociales du temps, comme Sganarelle qui déclare ainsi : « Il est vrai qu’à la mode il faut m’assujettir, et ce n’est pas pour moi que je me dois vêtir ? »
Les habits de théâtre
La robe de chambre aurore et vert de Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme fait de lui « un homme de qualité ». Il est vêtu dès la première scène d’une Indienne – ou robe de chambre – « qui est celle que l’on vêt à l’aise et sert durant qu’on se peigne qu’on s’ajuste ou qu’on garde la chambre », comme le décrit Antoine Furetière dans son Dictionnaire universel de tous les mots français, publié à La Haye en 1690. L’Indienne laisse découvrir un « petit déshabillé », désignant selon Antoine Furetière un vêtement d’intérieur « dont on se sert quand on est dans son particulier, quand on s’habille ou quand on se déshabille ».
Monsieur Jourdain est donc un homme à la dernière mode, qui se « fait habiller aujourd’hui comme les gens de qualité ».
L’habit complet
En 1690, Furetière, dans son dictionnaire, décrit un « habit complet » à l’article « manteau ». Selon sa définition, « un habit complet consistait autrefois en pourpoint, haut de chausses et manteau. […] Maintenant on ne porte de manteau sur le justaucorps qu’en hiver, et à la campagne. »
Le justaucorps, « espèce de veste qui va jusqu’aux genoux, qui serre le corps, et montre la taille » écrit-il, « ne se portait autrefois que par des gens de guerre ».
Devenu à la mode dès la fin des années 1660, il entre dans la garde-robe de l’homme « galant » au xviie siècle et devient un gage d’élégance. L’inventaire des malles recense, pour chaque personnage de Molière, des ensembles complets composant un habit : manteau, culotte (haut de chausse ou rhingrave), pourpoint, veste ou justaucorps. L’habit noir d’Orgon pour la représentation du Tartuffe (ou L’Imposteur) consiste en « pourpoint, chausse et manteau de Vénitienne noire, le manteau doublé de tabis et garni de dentelle d’Angleterre, les jarretières et ronds de souliers et souliers pareillement garnis ». Celui d’Arpagon dans L’Avare est de satin noir aussi et comprend « manteau, chausse et pourpoint de satin noir, garni de dentelle ronde de soie noire, chapeau, perruque, soulier, prisé 20 livres ».
L’habit contemporain est aussi celui, dans L’Étourdi, de Mascarille qui porte « pourpoint, haut de chausse, manteau de satin » ; ou encore celui de la garde-robe de Sganarelle dans Le Cocu imaginaire, comprenant « haut de chausse, pourpoint et manteau, collet et souliers, le tout de satin rouge cramoisi, une petite robe de chambre et bonnet de popeline »… Ces hommes sont donc bien habillés à la mode du temps. Monsieur de Pourceaugnac, avec une extravagance un peu outrée, contraste avec la rigueur visuelle de l’habit noir d’Orgon, ou de celui d’Arpagon dans L’Avare.
La sobre élégance un peu minimaliste de Sganarelle dans L’École des maris, « consistant en haut de chausse, pourpoint, manteau, collet escarcelle et ceinture, le tout de satin couleur de musc », est relevée de satin cramoisi et de brocards de différentes couleurs pour Georges Dandin, ou le Mari confondu : « Haut de chausse et manteau de taffetas musc, le collet de même, le tout garni de dentelle et boutons d’argent, la ceinture pareille, le petit pourpoint de satin cramoisi, autre pourpoint de dessus de brocard de différentes couleurs et dentelles d’argent, la fraise et souliers. »
Les costumes de scène
L’habit jaune et vert et la fraise autour du cou dans Le Médecin malgré lui est tout à fait en dehors des canons de la mode et appartient bien à ceux du théâtre ; il en va de même pour l’habit vert de Sganarelle dans Le Mariage forcé : un « haut de chausse et un manteau de couleur d’olive doublé de vert, garnis de boutons violets et argent faux et un jupon de satin à fleur aurore garni de pareils boutons faux et sa ceinture, prisé 60 livres », pour l’habit chamarré d’Alceste dans Le Misanthrope « consistant en haut de chausse et justaucorps de brocart rayé or et soie gris, doublé de tabis, garni de ruban vert, la veste de brocart d’or, les bas de soie et jarretières, prisé 30 livres » ; ou encore pour celui, doré, de Sganarelle dans L’Amour Médecin : « Un pourpoint de petit satin découpé sur toc d’or, le manteau et chausse de velours à fond d’or garni de ganse et boutons, prisé 15 livres. »
L’habit de Chrysale servant à la représentation des Femmes savantes est composé de justaucorps et d’un haut de chausse de velours noir et ramage à fond aurore, d’une veste de gaze violette et or, garnie de boutons, un cordon d’or, de jarretières, d’aiguillettes et de gants, prisé 20 livres. Véritables gravures de mode, ou interprétation pour la scène, tous ces habits choisis, par leur variété, leur couleur et leurs ornements renforcent la psychologie du personnage mis en scène.
Des costumes de théâtre typiques comportent tonnelets, chemisettes, jupons, caleçons, cuissardes, ceintures, toques et aigrettes, comme pour le rôle de Clitidas dans Les Amants magnifiques ; celui de Sosie pour L’Amphitryon, prisé 60 livres et celui dans Le Festin de Pierre ; un habit d’Espagnol pour Don Garcie de Navarre, et un habit de Sicilien pour L’Amour peintre.
Les habits de Jean-Baptiste à la ville
La garde-robe des personnages de littérature est conforme à celle d’une personne « à la ville » comprenant justaucorps, hauts de chausses, vestes, rhingrave, jarretières et bas de soie et de laine, robe de chambre. Celle de Jean-Baptiste Poquelin est simple : cinq justaucorps et trois hauts de chausses de diverses étoffes, deux vestes de satin (probablement une d’hiver car doublé de ouate et une d’été, peinte), des jarretières et six paires de bas (en soie, en laine et en étame), et une robe de chambre de brocart rayé et doublée. Le tout est évalué à 90 livres, ce qui n’est pas beaucoup plus que la garde-robe de Monsieur Jourdain sur scène.
La différence entre les garde-robes de la ville et de la scène est visible dans les couleurs. Alors qu’en ville, ce sont les tons sombres et unis qui dominent – allant du noir à la couleur de musc, en passant par le gris –, sur scène, les teintes sont plus claires et vives, les étoffes rayées ou à ramages. Les couleurs sont variées et contrastées, usant majoritairement de tous les tons de rouge, allant du rose au cramoisi et au violet, du jaune citron à la couleur orangée « aurore », du bleu et des diverses nuances de vert, couleurs souvent rehaussées d’or et d’argent vrai ou clinquant, et de dentelles. Le « petit déshabillé » de Monsieur Jourdain dans la pièce Le Bourgeois gentilhomme à la culotte rouge et à la chemise verte, et l’apparition d’un habit « sérieux » orné de fleurs dont le tailleur applaudit la beauté et l’éclat, participent aussi à la dynamique théâtrale.
L’histoire de la mode est bien là, exposée dans les pièces écrites par Molière, à travers ses personnages lucides, truculents, censeurs ou extravagants. Les malles ouvertes dont les effets matériels sont inventoriés après son décès composent la garde-robe d’un homme illustre de son temps. Témoignage littéraire de la mode du temps, il est précieux de constater que les estampes servant aux frontispices à l’édition de ses pièces après sa mort ne diffèrent pas beaucoup des gravures de mode publiées par Le Mercure Galant entre 1678 et 1693, et offrent ainsi le panorama et l’esprit des modes au Grand Siècle.
1• Donneau de Visé, Mercure Galant, 1673.
Dans l'inventaire après-décès
« Une malle dans laquelle il y a un habit pour la représentation du Bourgeois gentilhomme, consistant en une robe de chambre de taffetas à double rayures aurore et vert, un haut de chausse de panne rouge, une camisole de panne bleue, un bonnet de nuit et une coiffe, des chausses et une écharpe de toile peinte et indienne, une veste à la Turque et un turban, un sabre, des chausses de brocard couleur de musc garnis de rubans verts et aurore et deux points de Sedan, le pourpoint de taffetas garni de dentelle d’argent faux, le ceinturon, des bas de soie vert et des gants avec un chapeau garni de plumes aurore et vert (Molière dans le rôle de Monsieur Jourdain), prisé ensemble 70 livres. » (A)
A• Inventaire après-décès fol. 13 v°.
Monsieur de Pourceaugnac
« Sbrigani : Vous regardez mon habit qui n’est pas fait comme les autres ; mais je suis originaire de Naples, à votre service, et j’ai voulu conserver un peu et la manière de s’habiller, et la sincérité de mon pays.
Monsieur de Pourceaugnac : C’est fort bien fait : pour moi, j’ai voulu me mettre à la mode de la cour pour la campagne.
Sbrigani : Ma foi, cela vous va mieux qu’à tous nos courtisans.
Monsieur de Pourceaugnac : C’est ce que m’a dit mon tailleur ; l’habit est propre et riche, et il fera du bruit ici. » (A)
A• Monsieur de Pourceaugnac, acte I, scène III.
L’École des maris
« Sganarelle : Il est vrai qu’à la mode il faut m’assujettir, / Et ce n’est pas pour moi que je me dois vêtir ? … / M’obliger à porter de ces petits chapeaux, / Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux, / Et de ces blonds cheveux de qui la vaste enflure / Des visages humains offusque la figure ? / De ces petits pourpoints sous les bras se perdant, / Et de ces grands collets jusqu’au nombril pendant ? / De ces manches qu’à table on voit tâter les sauces, / Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausses ? / De ces souliers mignons de rubans revêtus, / Qui vous font ressembler à des pigeons pattus / Et de ces grands canons, où comme en des entraves, / On met tous les matins ses deux jambes esclaves, / Et par qui nous voyons ces Messieurs les galants, / Marcher écarquillés ainsi que des volants ? / Je vous plairais sans doute équipé de la sorte, / Et je vous vois porter les sottises qu’on porte… » (A)
A• L’École des maris, acte I, scène I, 25-40.
Le pourpoint jaune et la fraise du Médecin malgré lui
Mercredi avant midi 15e jour du mois de mars 1673 : « Un coffre de bahut rond dans lequel se sont trouvés les habits pour la représentation du Médecin malgré lui, consistant en pourpoint haut de chausse, collet, ceinture, fraise et bas de laine et escarcelle, le tout de serge jaune, garni de radon vert, une robe de satin avec un haut de chausse de velours vert ciselé. »
Maître tailleur
« Tenez, voilà le plus bel habit de la cour, et le mieux assorti. C’est un chef-d’œuvre, que d’avoir inventé un habit sérieux, qui ne fût pas noir ; et je le donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés. »
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