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À l’ombre des Vaux-de-Cernay

Au début de la Seconde Guerre mondiale, des statues provenant des jardins royaux de Versailles ont été mises à l’abri dans les allées du parc de l’ancienne abbaye cistercienne des Vaux-de-Cernay, située au cœur de la haute vallée de Chevreuse. Cette histoire récente nous invite à explorer les liens tissés depuis le xviie siècle entre ces deux lieux patrimoniaux géographiquement proches, mais que tout semblait à première vue opposer.

Par Claire Bonnotte Khelil, collaboratrice scientifique au musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.


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Fondée au début du xiie siècle par des moines provenant de Savigny, l’abbaye Notre-Dame des Vaux-de-Cernay est très vite rattachée au puissant ordre de Cîteaux, qui lui confère un important rayonnement.


Des moines de Cîteaux aux Rothschild

Au siècle suivant, Louis IX – futur Saint Louis – y effectue un pèlerinage avec sa jeune épouse Marguerite de Provence. Selon la légende, les prières de Thibault de Marly, abbé des Vaux-de Cernay de 1235 à 1247, associées aux bienfaits de la source jaillissant sur ses terres marécageuses, favorisent la fécondité du couple royal, stérile depuis la célébration de leur union plusieurs années plus tôt.


Jusqu’au Grand Siècle, l’abbaye endure bien des vicissitudes. À cette époque, elle connaît d’ailleurs une moindre prospérité, si on la compare à d’autres établissements religieux situés à proximité, notamment à sa puissante voisine Port-Royal des Champs, détruite sur ordre de Louis XIV en 1712. Ce dernier ne semble guère s’intéresser aux Vaux-de-Cernay, qu’il concède en 1669 à Jean II Casimir Vasa, ancien roi de Pologne. Quelques canaux destinés à l’alimentation des bassins de Versailles traversent le vaste domaine forestier. En 1681, le Grand Dauphin y effectue une halte inopinée avec sa suite lors d’une chasse au loup.

Plusieurs décennies plus tard, Charles-Maurice de Broglie, abbé des Vaux-de-Cernay à partir de 1712, se rend, quant à lui, très fréquemment à la cour de Versailles, où il devient un familier de la reine Marie Leszczynska. Mais le plus bel exemple d’un rapprochement symbolique entre les deux lieux revient à une commande confiée en 1767 par le marquis de Marigny, frère de madame de Pompadour et surintendant des Bâtiments du roi, au peintre Joseph-Marie Vien. À sa demande, l’artiste est chargé de concevoir un tableau d’autel destiné à l’ornementation de la future chapelle du Petit Trianon, construite par Gabriel. L’iconographie très spécifique de cette œuvre se rapporte au fameux miracle survenu au xiiie siècle aux Vaux-de-Cernay et mettant en scène saint Thibaud recevant le roi Louis IX (Saint Louis) et son épouse la reine Marguerite de Provence : le religieux leur offre une coupe de fruits et de fleurs, dont onze tiges de lis, annonciatrices de leur importante descendance. On distingue parfaitement la silhouette de l’église abbatiale à l’arrière-plan, surmontée de son clocher. Une fois achevée par Vien, la toile est installée à son emplacement définitif en 1775, sur ordre de la jeune reine Marie-Antoinette.


Endommagée à plusieurs reprises au cours de son histoire, l’abbaye connaît, de nouveau, une période particulièrement sombre au moment de la Révolution, occasionnant la vente de ses biens, suivie d’une destruction massive de ses anciens monuments. C’est manifestement une propriété à l’état de ruines et dans un total abandon qu’acquiert en 1874 Charlotte de Rothschild, épouse de Nathaniel de Rothschild, à la fois grande collectionneuse et aquarelliste coutumière des Salons. Désireuse de redonner vie à ce lieu, elle missionne son architecte Félix Langlais pour restaurer les anciens bâtis et réédifier dans cet écrin, qu’elle occupe principalement durant la saison estivale, tout un ensemble de constructions dans un esprit néo-médiéval. La baronne y reçoit de nombreux musiciens, écrivains et peintres, insufflant aux Vaux-de-Cernay une vie artistique foisonnante et éclectique.


À sa mort en 1899, c’est son fils Arthur qui hérite du domaine, puis son petit-fils, le médecin et écrivain Henri de Rothschild, qui lui donne un nouveau lustre dans l’entre-deux-guerres. Mathilde de Weisweiller, son épouse, est amie du conservateur du musée de Versailles, Pierre de Nolhac. Passionné par l’art français, Henri est un collectionneur assidu et averti, mais aussi un exceptionnel bibliophile, comme en témoignent les photographies de l’intérieur des salons de cette demeure, qu’il publie dans un album richement illustré paru en 1930.


Un dépôt royal en plein air

Le 1er septembre 1939, soit deux jours avant l’entrée en guerre de la France, une partie de la propriété des Vaux-de-Cernay est officiellement réquisitionnée « pour les besoins de la Nation » afin d’y entreposer d’insignes sculptures des jardins de Versailles. Situés dans le même département de la Seine-et-Oise, les deux ensembles patrimoniaux ne sont éloignés que d’une vingtaine de kilomètres, mais l’asile cernaysien paraît plus rassurant que le berceau d’origine des des œuvres, jugé trop exposé aux potentiels bombardements ennemis. L’idée de cette mise à l’abri dans un ermitage moins risqué revient vraisemblablement à Patrice Bonnet, architecte en chef du palais de Versailles, et organisateur du vaste plan de défense passive pour les décors et œuvres d’art relevant de sa charge.


Véritable dépôt constitué en plein air, les Vaux-de-Cernay accueillent les premières œuvres de provenance royale à compter du 5 septembre 1939. Un plan légendé conservé dans les archives du château détaille bien la disposition des statues, en grande partie disposées le long de l’allée menant de la ferme des Vallées à l’abbaye, et longeant la fontaine de saint Thibault. Sur cette artère se succèdent la Diane dite Le Soir de Martin Desjardins, la Vénus dite L’Heure du midi de Gaspard Marsy jusqu’au Feu de Nicolas Dossier. Un grand nombre de ces œuvres est issu de la fameuse Grande Commande de 1674, ornant notamment le parterre d’Eau et la Grande Perspective.


D’étonnantes photographies en noir et blanc prises par Emmanuel-Louis Mas nous montrent ces célèbres statues, habituellement présentées sur de hauts socles, posées ici de manière quasi fantomatique sur de simples parpaings, à seulement quelques centimètres du sol.

Afin de garantir la stabilité de certaines œuvres, comme le Poème lyrique de Jean-Baptiste Tuby, on a agencé quatre piétements métalliques destinés à maintenir la statue par la taille.

Quant au groupe de Latone et ses enfants des frères Marsy, il prend place à quelques mètres d’un grillage lui servant désormais d’arrière-plan. Contrairement à ce que l’on a conçu en matière de défense passive dans les jardins du parc de Versailles, aucune autre protection ne les dissimule. La seule précaution réside dans le fait qu’elles sont ici volontairement éloignées les unes des autres afin de limiter les risques en cas de bombardement aérien. De surcroît, ces œuvres sont surveillées par des gardiens de Versailles, certains étant logés sur place à la ferme dite des Vallées ou dans le petit pavillon situé à la grille d’entrée secondaire.

Dans la presse, le lieu est bien évidemment tenu secret. Et si Patrice Bonnet publie un important article intitulé « Versailles du temps de guerre » dans le magazine L’Illustration au début du mois de décembre 1939, assorti d’une photographie des sculptures royales disséminées dans le parc de Cernay, il n’apporte aucune précision quant à leur localisation exacte. « Dix hectares de clairière, enclos de murs, sont réservés aux dieux de marbre », précise-t-il seulement en légende, expliquant aussi les impératifs de mise en sureté ayant présidé à ce déménagement de « l’Olympe versaillais ». On découvre également dans le journal une photographie inédite du bassin de Latone tel qu’il se trouve dorénavant sur place, « vidé, abandonné par la déesse et dépouillé des plombs décoratifs », surplombant le Grand Canal asséché.


Sous occupation allemande

Au moment de l’arrivée des troupes allemandes à la mi-juin 1940, ce ne sont pas moins de soixante-dix statues versaillaises, de marbre ou de bronze, qui sont entreposées dans le parc cernaysien, livrées à leur propre sort, suite au départ précipité des derniers gardiens, réfugiés dans le département de la Vienne. Très vite, l’invasion puis l’occupation des lieux posent la question de la sécurité des œuvres, malgré la remise en place progressive d’un service de surveillance. Un amour-sphinx est légèrement endommagé dès le mois de juillet, ce qui contribue à organiser rapidement leur retour à Versailles, étalé entre la fin de l’année 1940 et le printemps de l’année suivante en raison des difficultés d’organisation de ce rapatriement. Soulagé d’assister à la bonne marche de ces opérations particulièrement délicates, l’architecte Jean Dupré se félicite de cette issue heureuse auprès de Gaston Brière, ancien conservateur du musée et chef du dépôt du château de Brissac, le 29 décembre 1940 : « À Versailles, les pauvres statues exilées reprennent le chemin du bercail après avoir supporté sans défaillance toutes les vicissitudes d’un déménagement. »


Les sculptures sont ainsi les premières œuvres à revenir des dépôts à Versailles. Elles étaient aussi, il est vrai, les plus proches de leur lieu d’origine. À titre d’exemple, les œuvres du musée avaient été envoyées dans des châteaux plus éloignés, comme ceux de Chambord, de Brissac et de Sourches.


Après le retour des statues, une histoire plus complexe se joue derrière les grilles de Cernay durant l’Occupation. Déchu de la nationalité française par le gouvernement de Vichy comme l’ensemble des membres de la communauté juive, Henri de Rothschild, réfugié en Suisse puis au Portugal, est privé de ses biens mobiliers comme immobiliers, dont faisaient partie les Vaux-de-Cernay. Le musée du château de Versailles acquiert dans le courant de l’année 1942, par le biais de ventes domaniales, un certain nombre d’œuvres d’art qui lui seront restituées dans l’après-guerre. La propriété, quant à elle, fait l’objet d’une mesure d’expropriation. Vendue aux enchères à l’été 1942, elle est acquise pour 6 millions 400 000 francs par l’État français, qui ordonne la culture des terres environnantes et le reboisement du domaine.


La commune de Cernay-la-ville est libérée le 24 août 1944, soit un jour avant Versailles. L’annulation des lois antisémites de Vichy rétablit Henri de Rothschild dans ses droits fondamentaux. Après son décès le 12 octobre 1947, la propriété est rachetée plusieurs fois jusqu’à sa transformation en complexe hôtelier de grand standing dans les années 1990, ce qu’elle demeure aujourd’hui. Désormais, rien ne laisse deviner cette présence tant inattendue qu’éphémère des sculptures royales dans le parc des Vaux-de-Cernay, probablement oubliée des promeneurs et des familiers de ces lieux d’exception.

 
 
 

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